Lucidno
Cinéma: folies de «Zama»,
de «L’Empire de la perfection» et de «Paranoïa»
Le songe exotique d'un conquistador perdu, les noces fécondes du tennis, du cinéma et du génie égotiste, le délire de persécution, la possessivité maladive et la perversité du système de santé américain offrent trois propositions mémorables.
À nouveau une semaine riche en belles propositions de cinéma, avec la sortie ce 11 juillet de trois films aussi mémorables que divers. S’ils ont malgré tout un point commun, c’est d’appartenir chacun à un genre cinématographique –respectivement la reconstitution historique, le documentaire sportif et le film d’horreur psychologique– et de subvertir les lois du genre concerné.
L’opération, si elle n’est pas neuve par elle-même, est particulièrement digne d’intérêt en ces temps de médiocrité régressive, où on finira bien par constater la relation entre les éloges appuyés des conventions, de la série (principe de base de l’industrie), du nanar pour ado crétin et fier de l’être, et la prolifération actuelle des diverses formes de populisme et de fascisme.
Si nombre des plus grands films de l’histoire du cinéma sont des films de genre, la glorification du genre, de la formule, du système codé de références d’emblée partagé n’en est pas moins un carcan mental confortable, vécu comme protecteur au même titre que la tradition et les frontières.
Aux antipodes de cette servitude volontaire, et au-delà de leurs qualités intrinsèques, leur manière de déplacer ou de miner de l'intérieur les règles des genres dont ils relèvent fait la valeur stimulante de ces trois œuvres.
Zama, au cœur des ténèbres
Zama est le quatrième film d’une grande cinéaste, fleuron de cette Nouvelle Vague argentine qui a ravivé les écrans mondiaux au début du XXIe siècle. On connaissait Lucrecia Martel pour des œuvres aux confins du rêve éveillé, manière très personnelle d’interroger l’inscription dans le monde réel des personnes et des groupes à partir du point de vue d’un personnage féminin.
Neuf ans après La Femme sans tête, elle réapparait avec un film (apparemment) très différent: un récit historique, adapté du roman éponyme d’Antonio Di Benedetto.
Au XVIIIe siècle, dans une colonie espagnole d’Amérique du Sud, un noble désargenté attend sans fin la lettre du vice-roi qui lui permettra de rentrer en Espagne où l’attend sa famille. Lorsqu’on le découvre, planté face à la mer, on se demande s’il est une figure historique ou un acteur déguisé. Dans le tourbillon qui va suivre, la question ne disparaitra jamais entièrement.
Aristocratie coloniale arrogante et en voie de décomposition, bandits plus ou moins mythiques, esclaves détenteurs de forces obscures, indigènes aux mœurs étranges, animaux et plantes exotiques défiant les règles et la vraisemblance peuplent ce récit aux franges du fantastique.
C’est que dans ses intérieurs sombres des lieux de pouvoir, face à cet horizon maritime désespérément vide ou dans la jungle hantée de présences inquiétantes, Lucrecia Martel ne filme jamais ce que laisse prévoir le cadre narratif.
Dans des plans-tableaux d’une étrange beauté, entre chromos coloniaux et imagerie du Douanier Rousseau, mais où palpite une sorte d’ironie navrée, Zama le film accompagne Zama le personnage, entre poses avantageuses jusqu’au ridicule et sensualité malsaine.
Le film invente constamment à partir d’images connues, des situations clichés, chez les puissants que courtise Zama, chez les malheureux soumis à son pouvoir, dans ses émotions d’éternel rêveur d’un départ qui toujours se dérobe, ou à la poursuite d’introuvables malandrins. Il déroute et fascine, pendant la projection, et peut-être plus encore après.
Un film puisé au creux des rêves et des cauchemars de ses personnages. | Shellac
Qu’avons-nous vu? Qu’avons-nous cru voir, qu’avons-nous cru comprendre? Jeu singulier, rébus mental nourri d’images somptueuses, d’hallucinations, de cruauté, d’un intense réseau de sollicitations sonores où se mêlent cris d’animaux et musiques artificielles, dont l’intrigante gamme de Shepard.
Zama est de ces films qui laissent une empreinte qui ne va qu’en s’approfondissant. La folie coloniale, la fascination et la terreur de l’étrangeté, du différent, la dissolution d’un corps et d’une âme dans un monde pour lequel ils n’étaient pas faits, l’ont traversé comme un fleuve souterrain et sauvage.
Jean-Michel Frodon
first published in www.slate.fr