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Cannes 2021, jour 8: quelques nouvelles du monde depuis la Croisette
Par des moyens stylistiques différents, et aux effets inégaux, certains films du Festival prennent en charge des situations de crise ou de catastrophe qui font écho à l'état général du monde contemporain.
Repérée d'emblée, la faiblesse de la présence du vaste monde dans sa diversité se confirme jour après jour. Néanmoins, on trouve au fil des diverses sélections du Festival un certain nombre d'occasions de rencontrer des descriptions de situations contemporaines, hors de l'épicentre franco-européo/nord-américain.
Sans surprise, ces nouvelles sont globalement de mauvaises nouvelles. Outre la nouvelle sélection ajoutée au programme des sections officielles, Cinéma&climat, et qui vise à mettre en évidence différentes manières dont les films prennent en charge la catastrophe environnementale en cours, il s'agit surtout ici de l'état des sociétés.
Et la question, comme cela devrait toujours être le cas à propos de films, porte tout autant sur les manières de faire du cinéma pour se confronter à ces situations qu'au sujet en tant que tel.
D'un peu partout arrivent donc des récits de crises, de drames, d'états en déréliction des sociétés. Pour en rendre compte, ces films se partagent entre différentes approches, aux conséquences très différentes.
«La Civil» de Teodora Ana Mihai
L'une de ces approches est celle de l'illustration littérale d'un discours qui expose et dénonce des situations effectivement dramatiques. Ainsi La Civil, de la réalisatrice mexicaine Teodora Ana Mihai, présenté à Un certain regard.
Aux côtés d'une mère courage dont la fille a été enlevée par des gangsters, le film dénonce la violence délirante des gangs, la pratique très répandue des kidnappings suivis de viols, de torture et de meurtre, la corruption et l'impuissance des autorités, l'omniprésence de la violence.
Thriller efficace, le film reste dans une position univoque qui finit par faire se demander dans quelle mesure la mise en scène utilise les bénéfices spectaculaires que lui rapportent les horreurs évoquées tout autant qu'elle les dénonce.
«Hit the Road» de Panah Panahi
Une autre approche relève de l'évocation «en creux». C'est ce que construit Panah Panahi (le fils de Jafar) avec son premier film, Hit the Road (à la Quinzaine des réalisateurs).
Accompagnant une famille en route vers la frontière pour faire sortir clandestinement d'Iran le fils ainé, il s'appuie sur des comportements extrêmes ou farfelus des différents personnages (le père, la mère, le fils cadet, et même le chien) pour déplier par allusion un contexte marqué par la répression et l'absence de perspectives d'avenir.
La stylisation, où se mêle burlesque et crise de nerfs, est ici un moyen détourné de rendre perceptible non seulement une situation d'oppression, mais ses effets sur les citoyens.
«Babi-Yar (Context)» de Sergei Loznitsa
Très différemment, ce travail en creux est aussi ce que fait Sergei Loznitsa avec Babi-Yar (Context). Le montage d'archives habilement travaillé et sonorisé concerne tout autant l'accueil réservé en 1941 à la Wermacht par un grand nombre d'Ukrainiens, ou la façon dont les Allemands puis les Soviétiques ont représenté cette région après l'avoir conquise, qu'au massacre de plus 33.000 juifs dans le lieu proche de Kiev qui donne son titre au film.
Loznitsa a depuis longtemps en projet un long métrage à propos de cette tragédie, mais ce qu'il évoque véritablement ici, et à quoi renvoie l'ajout de (Context) dans le titre, ce sont aussi les résistance de la société ukrainienne contemporaine à documenter et commémorer ce qui s'est passé là.
C'est-à-dire à inscriredans son histoire un crime commis par les nazis mais avec l'assentiment sinon le soutien d'une population locale, ou du moins d'un nombre significatif de ses membres, dont les descendants sont loin d'avoir tous renoncé à un antisémitisme très ancien dans la région.
«La Fièvre de Petrov» de Sergei Serebrennikov
Une autre manière de prendre en charge par le cinéma le chaos du monde est d'y répondre par le chaos de la réalisation. C'est ce que fait, sur un modèle très prisé par ses compatriotes réalisateurs, Sergei Serebrennikov avec La Fièvre de Petrov, en compétition officielle.
Cet artiste opposant déclaré à Poutine, lequel l'a fait condamner et lui a interdit de quitter le territoire russe, s'était montré infiniment plus original et plus inspiré il y a trois ans avec le si beau Leto.
Cette fois, pour évoquer le bien réel état de déréliction d'une société russe gangrenée par le racisme, le machisme, la violence, l'alcoolisme, le kitsch et une forme de nostalgie hargneuse pour l'ère soviétique, le réalisateur déclenche un carnaval grotesque et sinistre.
Cette sarabande dans le temps aussi bien que dans les rues de la ville en proie aux tristes fêtards et aux brutalités de toutes sortes, d'un jour de l'An à l'autre, ne fait finalement que dupliquer ce qu'elle visait à dénoncer, comme phagocytée par cet effondrement humain, éthique et esthétique.
«Le Genou d'Ahed» de Nadav Lapid
La manière dont des situations généralisées de destruction des valeurs humaines contaminent aussi la forme des films est à certains égards ce que prend en charge le plus complexe Le Genou d'Ahed de l'Israélien Nadav Lapid, également en compétition.
Il met en scène un réalisateur kafkaïennement baptisé Y, double explicite de l'auteur, que l'accumulation d'horreurs commises par les dirigeants de son pays avec le soutien d'une majorité de la population met dans un état de fureur qui affole le personnage, et la réalisation.
Celui-ci se caractérise par une suite de scènes paroxystiques, et répétitives, qui proclament l'effondrement des valeurs sur lesquelles a prétendu se construire l'État juif, aussi bien la violence quotidienne infligée aux Palestiniens que la grossièreté de la censure mise en place par les gouvernements actuels, ou les perversions d'un communautarisme fusionnel jusqu'à rendre fou, et/ou immonde.
Mais loin de se poser en juge extérieur, le réalisateur (le personnage dans le film) et la réalisation (du film) affichent combien ils sont affectés, ou infectés par cet effondrement, le protagoniste se comportant lui-même comme un demi-fou hargneux et manipulateur, et la caméra étant par moment saisie de sortes de crises d'épilepsie, ou se collant littéralement aux visages et aux corps dans une proximité malsaine, entre canibalisme et prédation sexuelle.
Mais si le sens général du projet est plus que recevable, sa mise en œuvre souffre d'un systématisme obsessionnel qui se transforme ici en limite, sinon entre effet contre-productif, loin des réussites mémorables qu'ont été plusieurs des précédentes réalisations de ce cinéaste, notamment L'Institutrice et Synonymes. Comme si l'urgence de la dénonciation devenait non plus un carburant, mais un mur de plus.
«Little Palestine, journal d'un siège» d'Abdallah Al-Khatib
De toutes les manières pour le cinéma de prendre en charge les drames et dysfonctionnements du monde, le plus remarquable, et le plus émouvant qu'on ait pu voir sur la Croisette est sans doute Little Palestine, journal d'un siège d'Abdallah Al-Khatib, présenté par l'ACID.
Filmé de l'intérieur, il raconte comment le quartier de Yarmouk à Damas, le plus grand camp de réfugiés palestiniens au monde, a été encerclé, affamé et bombardé par les troupes de Bachar al-Assad à la suite du soulèvement populaire syrien.
Chronique implacable d'un meurtre de masse particulièrement cruel au sein de l'ensemble des crimes du régime baasiste, et resté quasiment inaperçu des médias internationaux durant quatre ans (2011-2015), malgré quelques exceptions, le quartier passera ensuite sous la coupe de Daech avant l'écrasement de l'organisation État islamique dans ce pays.
Avec l'aide d'autres caméramen improvisés, et grâce aussi à un commentaire qui trouve une juste distance entre colère, désespoir et une sorte d'ironie comme condition de survie, le film n'est pas seulement la chronique de ce siège terrible, où la faim et la maladie avaient commencé de tuer en pleine rue avant la systématisation des bombardements à coups de barils d'explosif.
Comme rarement dans les nombreux films tournés en Syrie au cours de cette guerre interminable et tragique, le sens de l'espace, du rapport entre individus et collectif, une authentique sensibilité de cinéaste font de Little Palestine à la fois un document, un réquisitoire, et un chant qui, aux côtés d'une petite fille qui ramasse des herbes pour se nourrir, se refuse à être seulement un chant de deuil.
Jean-Michel Frodon
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