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«City Hall», ce que signifie le mot «démocratie» en Amérique
Frederick Wiseman compose avec cette plongée dans les actions de la mairie de Boston, une exceptionnelle mise en lumière des mécanismes de la politique.
En quelques heures, le cinéaste convoque des souvenirs et des espoirs, des rires et des colères... | Capture d'écran
Rien ne serait plus injuste, ni surtout inapproprié, que de faire de ce film seulement un nouvel épisode de la recherche au long cours menée par Frederick Wiseman sur les institutions.
Consacré au fonctionnement de la municipalité de Boston, City Hall s'inscrit évidemment dans la continuité des quarante-trois autres documentaires qu'il a signés depuis Titicut Follies, tourné dans un hôpital psychiatrique en 1967. Mais, au-delà de la cohérence d'une démarche qui est la fois celle d'un citoyen, d'un chercheur et d'un artiste, chaque film –notamment celui-ci– invente ses propres procédures, ses propres manières de montrer, de raconter, de donner à comprendre.
Mieux, cette nouvelle réalisation, n'est pas, ou pas principalement, un film sur la mairie de Boston. Pas plus que les précédents n'étaient sur la police (Law and Order, 1969), l'aide sociale (Welfare, 1975), une unité de soins intensifs (Near Death, 1989), une salle de sport de quartier (Boxing Gym, 2010), une université (At Berkeley, 2013) ou une grande bibliothèque publique (Ex Libris, 2017).
Chaque film, et exemplairement City Hall, est la construction d'une réflexion, d'une interrogation à partir d'un lieu défini par certaines caractéristiques, certaines règles, certaines formes d'implantation, certaines architectures, certains modes de rapports entre les personnes qui les fréquentent.
En regardant les films de Wiseman, on s'aperçoit vite que cette question, celle qui est activée par chaque film, n'était sans doute pas formulée avant la réalisation. C'est en enquêtant sur le terrain choisi qu'émerge une problématique qui habite et, en partie, donne forme au déroulement d'un film qui a l'air d'être consacré à tel ou tel lieu, à tel ou tel organisme, et est en fait une impressionnante opportunité d'une réflexion plus générale.
Il est logique qu'un tel processus demande du temps, d'où souvent la durée longue des films (quatre heures et demi pour celui-ci). Cette durée est partie prenante d'un travail de composition pour mieux voir et mieux comprendre, «composition» convoquant ici à dessein la métaphore musicale tant l'assemblage des séquences, la mise en place de rythmiques intérieures, parfois de répétitions, ou en tout cas d'échos, participent de cette aventure qui est du même mouvement cinématographique, politique et savante.
City Hall, donc, observe un grand nombre de dispositifs du fonctionnement de la mairie de Boston. Retrouvant régulièrement les apparitions publiques ou des séances de travail du maire, le Démocrate Martin Walsh, il montre des assemblées d'habitant·es, des organes d'écoute de réclamation, des interventions concernant la voirie, la salubrité des habitations, des lieux symboliques de l'histoire de la ville et la manière dont cette histoire est aujourd'hui racontée, et perçue.
Un immense éventail d'émotions
Voir ce film est d'abord l'occasion d'éprouver un très grand éventail d'émotions, liées aux situations auxquelles on assiste, émotions que chacun·e, où qu'il ou elle vive (en tout cas dans une ville occidentale), peut s'approprier en regard de ses expériences personnelles.
Situations qui accueillent également un grand nombre de personnes qui deviennent aussitôt –et c'est une des marques de ce qu'il faut bien appeler le génie de Fred Wiseman– dignes d'une attention personnelle, quelle que soit la teneur de cette attention. Quand Wiseman les filme, il devient évident que ces personnes ont une histoire.
La manière de filmer de Wiseman (toujours flanqué de son opérateur John Davey) fusionne ainsi le plus singulier (ce responsable du budget municipal, cette membre des services culturels présentant le principal «lieu de mémoire» de la ville, cet entrepreneur asiatique qui veut établir un commerce de cannabis et se confronte au voisinage, ce responsable d'un hospice pour personnes âgées, et évidemment, le maire, qui joue beaucoup lui aussi de son histoire individuelle) et le plus général: le pouvoir, l'histoire, l'économie, la collectivité.
Au centre, Martin Walsh, le maire de Boston. | Météore Films
Au passage se met en place, avec le premier magistrat de la ville, le portrait d'un politicien qui ne peut pas ne pas apparaître comme l'anti-Trump exemplaire, sans pour autant être assujetti à un typage politique (a fortiori politico-ethnico-genré) trop spécifique, typage dont, malgré les pertinences combatives, on sait aussi combien elles limitent, ou formatent, les enjeux de la démocratie, notamment aux États-Unis.
Dans cette ville où moins de la moitié de la population est définie comme blanche, les questions d'exclusion, de racisme (y compris entre minorités), de pauvreté sont loin d'être absentes. Et, dans cette ville portuaire, les enjeux environnementaux ont des effets très concrets, et menaçants.
Se croisent la mémoire de la fondation des États-Unis, où un bâtiment, le Faneuil Hall (construit par un marchand d'esclaves) a joué un rôle important, et l'actualité du congrès de la NAACP, le plus ancien et le plus structuré des mouvements noirs. Mais aussi la célébration unanime de l'institution bostonienne par excellence qu'est son équipe de baseball, les Red Sox.
Walsh est cet Irlandais fier de l'être, chez qui on repère sans mal nombre de ruses et de rhétoriques politiciennes classiques, mais qui pilote –apparemment à la satisfaction de ses administré·es puisqu'il a été réélu avec une confortable majorité– l'immense entrelacs de commissions, comités, bureaux, décisions, affichages, priorités, traditions, impromptus, catastrophes qui sont le matériau même de l'action publique, au-delà de l'échelle du village.
Le public et ses problèmes
Et c'est précisément là que se développe le cœur de l'enquête menée par le film. Sans négliger les aspects les plus immédiats –des mesures à prendre à la suite de l'attentat meurtrier qui a endeuillé le marathon de Boston en 2013 à la réponse locale aux destructions des organes tendant à réduire les inégalités et menacés par l'administration Trump– City Hall construit son interrogation majeure.
Elle concerne la traduction contemporaine d'un modèle d'organisation démocratique conçu à la fin du XVIIIe siècle, et fondé sur un assemblage de communautés enchâssées, communautés d'une forme, d'une taille et avec des interrelations qui n'ont plus grand-chose à voir avec les réalités actuelles.
Un siècle après, le film reprend à la lumière d'aujourd'hui la réflexion essentielle du philosophe John Dewey, en particulier telle qu'il l'a synthétisée dans son ouvrage Le Public et ses problèmes (1927). Dewey y met en évidence la répartition des rôles et les possibles interactions entre responsables politiques et administratifs, groupes directement concernés ou mobilisés par des enjeux spécifiques et citoyens.
Si un tel film, qui n'a évidemment pu se faire qu'avec le plein assentiment du maire et de son entourage, ne se soucie en rien de critiquer tel ou tel dysfonctionnement ou erreur, même si nul ne doute qu'il y en a à Boston comme partout, c'est que son enjeu est ailleurs, et finalement bien plus passionnant.
Il s'agit en effet d'essayer de comprendre, c'est-à-dire puisqu'on est au cinéma d'abord de voir, d'entendre et de ressentir, comment ça peut marcher, où se situent les surfaces de frictions et d'échauffements, les points de blocages, les déviations inattendues, les possibilités de convergence.
Partant du terrain tel qu'il est plutôt que de grands principes ou d'idées préétablies sur ce que devrait être le fonctionnement de la cité, Wiseman en explore méthodiquement les accomplissements et les limites dans le cas d'espèce auquel il a eu accès.
Le maire en discussion avec Michael Curry, dirigeant de la National Association for the Advancement of Colored People. | Météore Films
Boston, capitale d'État et dixième ville par sa taille aux États-Unis, multiethnique et relativement prospère, n'est pas en tant que telle un modèle statistique pour le pays, encore moins pour les autres parties du monde occidental. Ses singularités historiques, géographiques, culturelles, économiques pèsent autant que sa qualité de grande ville américaine.
C'est précisément en partant de ces singularités et en examinant comment des réponses de terrain y sont ou pas trouvées, que City Hall réussit de manière exceptionnelle son enquête sur ce que le mot «démocratie» veut dire en Amérique –et ici, «veut dire» signifie réellement une volonté, dont on sait combien elle a à affronter de puissant·es ennemi·es.
Politique locale et réalisation, même combat
Une telle étude de terrain n'empêche d'ailleurs nullement d'en critiquer aussi les principes (le modèle américain de démocratie n'est assurément pas le seul possible, ni forcément le meilleur), les traductions concrètes par celles et ceux qui ont charge de la mettre en œuvre, les dévoiements éventuels que toutes et tous, y compris les citoyen·nes, sont susceptibles de lui infliger.
Peu à peu tandis que se déroule le film, on perçoit combien le cinéaste trouve à s'ajuster à une similitude qui n'allait pas de soi, celle qui rapproche action municipale et travail de réalisation tel qu'il le conçoit.
Dans les deux cas, il s'agit de multiplier les angles d'approches, de changer de distance aux personnes et aux situations, d'agencer des détails et des vues d'ensemble, de réactivité à court terme et de recul. Dans les deux cas, il s'agit de «construire un public» –précisément au sens que donne Dewey à cette expression.
Dans les deux cas, on ne cesse de se poser la question: comment on s'adresse à une personne dont le chat s'est sauvé, à des vétérans de cette guerre-ci et de cette guerre-là, à l'entrepreneur qui rénove une maison, à une communauté, un quartier, des personnes âgées… ou à des spectateurs et spectatrices.
Cinéaste politique ô combien, mais pas du tout cinéaste militant, Frederick Wiseman convoque des souvenirs et des espoirs, des rires et des colères, des moments de shows et des situations de crise ou de doute. Et c'est pour mieux interroger un fonctionnement du monde où l'échelle humaine et la présence physique des personnes demeureraient la mesure de toutes choses.
Jean-Michel Frodon
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http://www.slate.fr/story/196181/city-hall-frederick-wiseman-film-cinema-mairie-boston-democratie-politique-citoyen-vote-etats-unis