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Kelly Reichardt, cinéaste essentielle, pour aujourd'hui et pour demain
La rétrospective consacrée à la réalisatrice américaine et la sortie de «First Cow» scandent la reconnaissance de plus en plus partagée d'une figure majeure du cinéma contemporain.
Le 14 octobre s'ouvre au Centre Pompidou à Paris une rétrospective intégrale de l'œuvre de la réalisatrice américaine Kelly Reichardt, en sa présence. Le 20 octobre, son nouveau film, First Cow, sort dans les salles. Ces deux événements scandent, en France, la reconnaissance progressive d'une figure majeure du cinéma contemporain.
La première et principale raison de s'intéresser aux films de Kelly Reichardt est simple à énoncer: elle est une excellente réalisatrice. Tous ses films sont passionnants. Ils méritent chacun et pris dans leur ensemble l'attention de quiconque s'intéresse au septième art.
Pour s'en convaincre, il faudra voir River of Grass (1994), Old Joy (2006), Wendy et Lucy (2008), La Dernière piste (2010), Night Moves (2013), Certaines femmes (2016) et donc First Cow, événement du Festival de Berlin 2020 dont l'arrivée sur nos grands écrans a été retardée par la pandémie –et sur lequel on reviendra au moment de sa sortie.
Simple à énoncer, cette raison est en revanche extrêmement complexe à expliciter, tant les choix de mise en scène qui définissent ce qu'on appellerait le style de Kelly Reichardt reposent sur un ensemble de décisions souvent relativement peu spectaculaires. Prises un à une, elles ne semblent pas spécialement originales. Mais, quand on les remet dans la composition d'ensemble, elles prennent tout leur sens.
Délicatesse d'une logique intérieure
Cet arrangement change à chacun des films. Films qui méritent, comme toujours avec les grands cinéastes, d'être regardés un par un plutôt que d'emblée subsumés sous quelques généralités.
Oui, elle inscrit chaque long-métrage dans un territoire géographique qui joue un rôle décisif dans le récit. Oui, il s'agit toujours d'y circuler, de l'occuper physiquement. Oui, elle aime laisser advenir les événements, fussent-ils minuscules, dans la durée du plan. Oui, les mots sont souvent pour elle un moindre enjeu que les gestes et les espaces.
Oui, elle coécrit le scénario de tous ses films depuis Old Joy avec son complice Jon Raymond. Oui, elle semble avoir trouvé avec le chef opérateur Christopher Blauvelt le partenaire idéal pour faire ses images. Oui, elle assure seule le montage.
Oui, elle s'en tient à des économies modestes de production –y compris lorsqu'elle tourne avec des vedettes –Michelle Williams, Jesse Eisenberg, Dakota Fanning, Peter Sasgaard, Laura Dern, Kristen Stewart.
Mais ce qui frappe, en regardant ses films, c'est surtout leur côté «organique», la manière dont chacun semble se développer selon une logique intérieure, aussi impérative que délicate. Cette logique modélise, selon une alchimie indiscernable, tous ses choix –du casting aux mouvements de la caméra et des personnages en passant par la lumière, l'usage des sons et le choix des musiques sans oublier le rythme du montage.
Le cinéma de Kelly Reichardt échappe à ces deux extrêmes périlleux: la prétention à la «mise en scène invisible», crédo du Hollywood classique prêt à toutes les manipulations; et l'affirmation des effets de style, marque d'un cinéma moderne qui trop souvent s'y est enfermé dans la contemplation de ses propres artifices.
Chez elle, les outils et la mémoire du cinéma font partie des ressources mobilisées de manière assumée, mais sans être utilisées comme un procédé ou une fin en soi
Une «évasion» et des rencontres
Si chaque film raconte un trajet, sans nécessairement relever de ce qu'on appelle le road movie, c'est peut-être qu'elle-même a suivi un singulier parcours.
Née en 1964 dans une morne banlieue de Miami, fille de deux policiers, elle trompe son ennui d'adolescente renfermée en s'initiant à la photo avec l'appareil qu'utilisait son père pour photographier les scènes de crime.
Elle décrira comme une véritable «évasion» le fait d'avoir intégré une école d'art à Boston, puis d'avoir pu travailler comme assistante auprès de cinéastes indépendants à New York, notamment Hal Hartley et Todd Haynes.
Tourné dans les Everglades de son enfance et de son adolescence, son premier film, River of Grass, comporte des éléments autobiographiques, sinon dans l'intrigue, du moins dans l'atmosphère. Il sera achevé grâce à une énergie peu commune et malgré la complète absence de moyens ou d'expérience professionnelle.
Il vaut à la réalisatrice de trente ans la reconnaissance immédiate de son talent après sa sélection au Festival de Sundance. Mais il faudra douze ans à Kelly Reichardt pour arriver à mener à bien le suivant. Entretemps, elle aura enseigné (elle le fait toujours). Elle aura aussi beaucoup exploré les ressources du cinéma expérimental et d'autres formes d'arts visuels.
Elle découvrira également Portland et ses environs, épicentre d'un ample mouvement artistique et sociétal au nord-ouest des États-Unis depuis une vingtaine d'années. L'Oregon deviendra le décor de la plupart de ses films à venir.
Chacun de ses films suit son chemin avec une intensité propre parcourue d'énergies originales.
Old Joy, qui ressort en salle le 13 octobre, permettra un début de visibilité internationale pour cette autrice dont le ton singulier s'affirme avec cette errance de deux amis dans la forêt. On y fait aussi la connaissance de Lucy, la chienne de la réalisatrice, qui occupera un rôle essentiel au point de devenir un personnage à part entière, y compris lorsqu'elle disparaîtra, dans le film suivant.
Et ensuite… Ensuite, il y aura des histoires d'amour, des explosions, des solitudes, des coïncidences, des éclats de rire, des dangers mortels, des Indiens, une avocate, des trahisons, toujours la chienne Lucy, des rivières, un Chinois, la forêt, le désert et la ville, la neige et la canicule… Sans tous les résumer, on peut juste écrire que chacun suit son chemin avec une intensité propre parcourue d'énergies originales, qu'inspire le dieu des petites choses et un grand sens de l'état du monde.
L'Amérique retraversée
Un sens politique donc, même s'il ne se traduit jamais en énoncés –sens qui légitime le titre du livre passionnant qu'a consacré Judith Revault d'Allones à la cinéaste, Kelly Reichardt – l'Amérique retraversée (et qui est aussi le titre du programme de la rétrospective du Centre Pompidou). Cet ouvrage, le premier consacré à la réalisatrice, est d'autant plus bienvenu qu'outre les textes précis et sensibles de son autrice, il est composé en grande partie de documents de travail et d'archives de la cinéaste, qui permettent d'entrer dans le détail de ses manières de faire. Il présente en outre plusieurs entretiens importants, notamment ceux de Reichardt avec Todd Haynes et avec un autre de ses alliés, le réalisateur Gus Van Sant.
Retraversée géographiquement par ses films, l'Amérique du Nord l'est surtout historiquement, et comme imaginaire. La cinématographie de Kelly Reichardt, sous ses approches variées, fait bien cet ample travail de réinterroger les images et les histoires que les États-Unis ont fabriquées et continue de fabriquer, pour elle-même et à destination du monde entier.
L'exemple le plus explicite serait La Dernière piste, qui n'est pas un anti-western, comme on en a connus beaucoup, mais une réinvention critique de tous les codes du genre.
De manière caractéristique chez cette cinéaste, il ne s'agit pas d'inverser les signes: il s'agit de les interroger, de les déplacer, de les reconfigurer – parfois imperceptiblement. Cette approche vaut pour toute son œuvre, même quand elle se montre moins explicite.
Au confluent de trois histoires
Cinéaste de première importance dans le paysage contemporain, Kelly Reichardt est aussi, et du même mouvement, une figure décisive dans trois registres différents, ce qui achève de lui conférer une place d'exception. Elle incarne simultanément une riche histoire, une autre beaucoup moins peuplée et un enjeu essentiel –pas seulement pour le cinéma. Enjeu qui pour l'instant se formule surtout au futur.
La riche histoire est celle du cinéma indépendant américain, tel qu'il s'est configuré depuis l'établissement du système des studios à Hollywood dans les années 1920. C'est-à-dire dans une relation qui mêle constamment, quoique dans des proportions très variables, antagonisme et collaboration.
Depuis qu'elle existe, l'industrie lourde des images emprunte –temporairement ou définitivement– ses talents et ses inventions stylistiques au secteur indépendant, utilisé comme un véritable secteur de recherche et développement. Certains auteurs issus du cinéma indépendant trouvent d'ailleurs dans le «système» des moyens de travailler à une autre échelle, au prix de négociations plus ou moins avantageuses, et parfois catastrophiques –les exemples sont multiples, d'Éric Von Stroheim à Michael Cimino. Kelly Reichardt n'a jusqu'à présent pas voulu intégrer le système hollywoodien. Elle ne semble nullement pressée de le faire. Ni d'en avoir besoin.
L'histoire nettement moins peuplée est celle des femmes cinéastes aux États-Unis. Jusqu'aux années 1990, il n'y en a eu aucune dans l'industrie. Et seul un petit nombre dans le cinéma indépendant, parmi lesquelles Ida Lupino, Maya Deren, Shirley Clarke, Barbara Kopple, Barbara Loden ou Elaine May, qui ont fait figure d'exceptions remarquables.
La situation a commencé à évoluer, notamment grâce à l'irruption de réalisatrices de plus en plus nombreuses, sur les traces notamment de Kathryn Bigelow, Sofia Coppola et Ava DuVernay. Parmi celles qui ont ouvert la voie à un cinéma américain au féminin jouissant d'une vaste reconnaissance artistique et publique, ajoutons Jane Campion, une Néo-Zélandaise partie tourner aux États-Unis.
À cet égard aussi, Kelly Reichardt occupe une position particulière: le plus important dans son cas n'est pas seulement qu'elle soit une femme, mais que son cinéma invente un autre regard, qui est la manifestation la plus convaincante de ce qu'on a pu appeler le female gaze.
Très loin des réglementations douanières établies par les contrôleurs et contrôleuses des genres, c'est en déplaçant les ressorts de domination et les usages de représentation qu'elle est sans doute la plus importante critique, par les moyens du cinéma, des traductions du patriarcat dans la mise en scène.
Construit autour de deux personnages masculins, Old Joy aurait un score lamentable au test de Bechdel (comme First Cow, d'ailleurs). Pourtant, tous ses choix de mise en scène représentent autant de refus des poncifs machistes, à l'instar de Certaines femmes, dont tous les personnages principaux sont féminins.
Ce n'est évidemment pas là le plus important –même si le fameux test de Bechdel a pu un moment servir d'arme utile, avant de devenir trop souvent un automatisme paresseux et dangereux, comme toute prétention à réglementer une expression artistique selon des codes généralisateurs.
Kelly Reichardt est aussi, et exactement du même élan, peut-être, la cinéaste au monde, en tout cas du monde occidental, dont la mise en scène est la plus intimement et puissamment travaillée par une pensée du vivant qui ne se réduit pas aux êtres humains.
Sa manière de filmer la continuité entre les ordres naturels est une proposition essentielle.
Si le terme «écoféministe» n'existait pas, il faudrait l'inventer pour elle. Entre son refus des dispositifs de domination modélisés par le patriarcat et sa manière de remettre en question l'anthropocentrisme conquérant et dominateur, la continuité est légitime et dynamique.
Ses films ne sont pas militants. L'un d'eux, Night Moves, est même très critique de certaines pratiques activistes. Sa manière de filmer la continuité entre les ordres naturels que l'usage moderne a séparés (humains, animaux, végétaux, minéraux…) comme composants d'un même monde, que n'organise aucune hiérarchie, est une proposition essentielle, pour aujourd'hui et pour demain.
Un autre «Grand Dérangement»
Il y a quelques mois paraissait la traduction en français d'un livre important, Le Grand Dérangement, d'Amitav Gosh. Il y était explicité l'enjeu crucial concernant la possibilité de raconter autrement, d'écrire autrement, de composer les récits de toute sorte selon des approches qui feraient enfin place aux non-humains, condition indispensable à la construction de rapports au monde capables d'affronter les catastrophes environnementales actuelles et prochaines.
Face au hiatus entre la reconnaissance désormais très large de la crise majeure liée aux effets de l'action humaine sur l'environnement et la capacité d'y réagir collectivement, il est vital de modifier les imaginaires et les systèmes de représentation. La littérature et les formes de discours y ont assurément un rôle à jouer. Mais c'est encore plus vrai aujourd'hui des images et des sons.
Or, si on a désormais une vaste collection de documentaires avertissant sur telle et telle calamité écologique, ou promouvant des réponses de terrain ponctuelles –toutes choses très respectables–, et s'il existe un ensemble de films (et de séries) de fiction concernées par ces sujets, ils sont réalisés selon les dramaturgies du monde d'avant. Celui de la domination humaine (et mâle), de la conquête, de l'extraction.
Il s'agit pourtant d'inventer une nouvelle esthétique, et très rares sont les cinéastes qui y parviennent. Sans effets de manches, sans grande déclaration, le cinéma de Kelly Reichardt ouvre à cet égard une voie extrême féconde. D'une manière qui n'a rien de punitif, elle incarne une des plus riches possibilités de construction d'un autre rapport au monde, condition clé pour affronter autrement les menaces contemporaines.
Jean-Michel Frodon
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