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«Ailleurs, partout» et «Ziyara», trajets de vie et de mémoire
Des images virtuelles, abstraites, qui matérialisent la violence du sort bien réel infligé aux migrants. | DHR / À Vif
L'un et l'autre relèvent du documentaire, même si le film d'Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter et celui de Simone Bitton mobilisent des ressources cinématographiques très différentes. Les premières recourent à un puissant et émouvant dispositif formel, quand la seconde semble se contenter d'une série de rencontres au fil d'un voyage.
Pourtant, ces œuvres ont en commun d'être l'une et l'autre habitées par l'exil, l'exil au présent d'un migrant ayant dû quitter son pays dans Ailleurs, partout, l'exil passé –mais toujours éprouvé– de la réalisatrice de Ziyara. Plus profondément encore, et de manière qui est au cœur de ce que peut le cinéma (documentaire ou pas), ces deux films rendent sensibles la réalité et les effets de l'absence, les forces actives de l'invisible.
C'est là que se font écho à juste titre des situations par ailleurs incomparables. Ici les migrants invisibilisés et réduits à des données statistiques et à une fonction de repoussoir, terres d'Europe rendues inhospitalières par leur fermeture sécuritaire et le déploiement massif des outils de surveillance numérique. Là les juifs ayant été contraints de fuir le Maroc, la mémoire et les croyances de musulmans gardiens de ce qui reste d'eux.
Ce sont au fond, avec des moyens qui n'ont rien de surnaturel, deux exercices de spiritisme, pour rendre sensible combien tant de fantômes, différents, sont, différemment, parmi nous. Y compris qui n'est ni migrant ni accueillant, ni juif d'Afrique du Nord ni croyant en les pouvoirs de ces saints auxquels les adeptes de deux religions (ou plus) prêtent des pouvoirs.
«Ailleurs, partout», poème politique
Au cœur du film est le montage. Double montage. Montage des images entre elles, montage des images et du son. La réalisatrice de Des jours et des nuits sur l'aire et celle de Le Vertige des possibles, qui travaillent depuis longtemps ensemble, font de ce double agencement un poème politique, où le virtuel est terriblement concret.
Elles n'ont tourné aucune des images qui apparaissent à l'écran, images toutes trouvées en ligne, captées par des caméras de surveillance. Mais le choix de ces images, leur beauté plastique, leur réalité d'autant plus factuelle, utilitaire, que leur apparence est proche de l'abstraction, la musicalité de leur assemblage, rythmes et contrastes, dissonance et hypnose, suffiraient à faire d'Ailleurs, partout une œuvre visuellement magnifique en même temps qu'un très réaliste cauchemar.
Ce serait, en ce cas, une très belle proposition d'art vidéo, c'est un film de haute intensité du fait de l'autre montage, celui entre les images et les voix. La voix surtout de ce jeune Iranien qu'on ne verra jamais, et qui existe avec une humanité singulière, laquelle contraste si violemment avec les silhouettes désincarnées qui apparaissent sur les vidéos de surveillance comme avec le traitement subi par les personnes migrantes.
Shahin a quitté son pays, connu les dangers et les rencontres du trajet de tant de ceux contraints au voyage depuis le Moyen-Orient vers l'Europe de l'Ouest. Il a atteint la Grande-Bretagne, qui n'est en aucun cas le paradis, même si c'était pour échapper à une situation vécue comme un enfer.
Quelque part, quelqu'un –un humain plutôt qu'un amas de pixels. | DHR / À Vif
Shahin raconte. Il répond à ce qui semble un interrogatoire d'officier d'immigration. Il parle au téléphone avec sa mère restée au pays, discute aussi avec une amie française qui le questionne sur son parcours. Il ne décrit pas sa situation et ses sentiments de la même manière selon les cas.
Les mots ne sont pas tous entendus, ils sont vus aussi, fragments d'échange par SMS à l'écran, qui reconnectent le visible et l'audible, tissent les informations transmises et les sensations perçues.
Ailleurs, partout est une expérience sensorielle qui en cesse de se déployer pour rouvrir les éléments de compréhension, ou simplement d'attention, à ce qu'on croit si bien connaître désormais : la-situation-dramatique-des-migrants.
L'ensemble des gestes de cinéma accompli par les réalisatrices réussit à déplacer ce bloc, à réorganiser différemment perception et compréhension, situation individuelle et problèmes collectifs, matérialité des lieux, des actes, des questions de nourriture, de sommeil, de temps quotidien, de violence des procédures et des dispositifs.
Par besoin et par goût, le jeune homme de 21 ans passe beaucoup de temps sur internet. Même si ce n'est pas pour regarder les images qu'on voit, son rapport au monde en ligne, globalisé et dématérialisé, est une dimension majeure de sa vie.
Cet univers virtuel mais bien réel constitue aussi la traduction sensible du monde connecté et hyper-contrôlé qui est celui dans lequel vivent et meurent des millions de migrants en souffrance, dans lequel se débat et étouffe ce qui a été un jour «notre système de valeurs». Dans lequel nous vivons tous.
La belle étrangeté du film naît de ce paradoxe continuellement reconfiguré où l'abstraction des images contribue à rendre plus singulier, mieux considéré comme une personne celui autour duquel s'organise un récit qui pourtant ne laisse jamais se diluer combien il s'agit de ce monde-ci, ce monde unique et schizophrène qui est simultanément monde commun et monde multipliant les exclusions.
«Ziyara» de Simone Bitton
Le mot «Ziyara» désigne, au Maroc, les pèlerinages que des croyants effectuent sur des lieux consacrés à des personnes déclarées saintes. La réalisatrice, issue d'une famille juive ayant quitté ce pays comme la quasi-totalité des membres de ce qui fut jusqu'aux années 1960 une importante composante de la population marocaine, visite des lieux –mausolées, cimetières, synagogues, musées– dédiés à la mémoire de ces présences juives dans le pays.
Tous ces lieux sont aujourd'hui gardés et entretenus par des musulmans, qui tous témoignent d'une grande considération pour la foi et la culture dont ils protègent les traces matérielles, et où ils accueillent de nombreux visiteurs, Marocains et étrangers.
Si ces derniers, venus surtout d'Israël et parfois d'outre-Atlantique, sont des juifs rendant visite au pays de leurs ancêtres, les mausolées et les saints auxquels ils sont dédiés font fréquemment l'objet d'un culte partagé par des croyants musulmans –il y aurait au Maroc 650 sites vénérés par les croyants des deux religions.
On entend bien, dans les témoignages des uns et des autres, à la fois un besoin de croire supérieur à l'appartenance à tel ou tel rite, et des formes d'adhésion à des pouvoirs surnaturels excédant les cadres des dogmes, biblique ou coranique.
Un territoire imaginaire
Religion, magie, respect pour la sagesse et la bonté de telle personnalité ayant laissé son nom se tissent inextricablement au fil de ce périple en de très nombreux lieux, sans qu'une cartographie précise en soit jamais donnée. C'est en effet un territoire imaginaire, mémoriel assurément mais aux effets très actifs dans le présent, que raconte Simone Bitton au fil de son voyage.
Celui-ci passe, entre autres, par les lieux plus précisément dédiés aux membres de sa famille, mais sans s'y attarder davantage: on est ici aux antipodes de l'épuisante litanie des retours sur MA famille, MA communauté, MES racines (mon genre, ma race, ma religion, etc.), toute cette envahissante quincaillerie identitaire dont les traductions politiciennes font ravage, et qui prolifèrent aussi au cinéma.
Retrouvant au passage l'usage du darija, cet arabe dialectal marocain qu'elle parlait enfant, la cinéaste mobilise aussi des photos du passé pour susciter chez celles et ceux qu'elle rencontre des souvenirs et une réflexion émue, nuancée, sur ce qu'ont été les juifs, comme communauté, pour un grand nombre de Marocains, ce que signifie leur absence désormais définitive.
Dans les ruines d'anciens mellahs (les quartiers juifs), dans des lieux de prière ou de conservation du patrimoine, Simone Bitton fait éprouver ce qui fut en partie une réalité, même si celle-ci est partielle –il y a aussi eu de multiples manifestations d'antisémitisme, parfois très brutales, dans l'histoire du Maroc jusqu'à la grande émigration des années 1950-60.
Des objets d'hier entretenus aujourd'hui, des images de jadis et des gestes actuels, des accents, des intonations contribuent ainsi, en deçà de tout discours, à rendre perceptible à la fois une mémoire et un espoir. Ils valent comme affirmation tout autant que comme témoignage, ces deux dimensions si intimement fondues dans toute la démarche de la réalisatrice de Mur, infatigable cinéaste cherchant dans tout son travail à œuvrer pour cette étrange et insubmersible utopie qu'on appelle la paix.
Jean-Michel Frodon
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