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2021, une année de cinéma en cinquante films et quatre événements
Chahutée par des évolutions qui ne sont pas seulement liées à la pandémie, l'année écoulée a aussi permis de nombreuses découvertes sur les grands écrans, et ouvert plus d'une piste prometteuse.
Une lueur dans la brume: ce beau plan de Février de Kamen Kalev, l'une des découvertes mémorables de cette année, pourrait servir de métaphore à la situation. | UFO Distribution
Aussi chamboulée qu'elle ait été, l'année 2021 aura pourtant été féconde en films mémorables. Il n'y a, à ce jour, aucune raison de s'inquiéter à propos de la créativité du cinéma, ici et ailleurs, dans la diversité des types de réalisations et de leurs origines.
Mais il y a assurément matière à s'inquiéter de leur possibilité d'être vus, et d'être vus dans des bonnes conditions, c'est-à-dire en salles. Et donc de l'avenir, à moyen terme, de cette fécondité.
Les films et leurs publics: deux faits
Le mode de diffusion des films et leur façon de rencontrer ou pas des spectateurs est l'un des trois phénomènes majeurs ayant marqué l'année qui s'achève. Il est, sur ce sujet, trop tôt pour tirer des conclusions, a fortiori pour faire des prédictions. Il faut seulement constater les deux faits significatifs du moment.
Le premier est la montée en puissance des plateformes de diffusion en ligne, et l'inégalité croissante entre les Majors de ce nouveau type basées aux Etats-Unis et les autres offres. Comme le met en évidence le récent bilan de l'Observatoire de la vidéo à la demande du CNC, Netflix, Amazon Prime et Disney+ saturent le marché, la rapide montée en puissance du dernier entrainant une domination encore plus massive des productions américaines, en particulier en direction des plus jeunes spectateurs.
Le Covid-19 a clairement joué un rôle d'accélérateur d'un phénomène plus profond, sans qu'on sache dans quelle mesure il s'agit d'un véritable transfert: ainsi un confinement moins sévère et moins long a fait baisser la consommation des images en VOD en 2021 par rapport à 2020.
À un autre niveau de réflexion, il n'est pas impératif de toujours anticiper des comportements identiques, avec retard, entre consommateurs états-uniens et européens. Des stratégies plus volontaristes pourraient au contraire faire émerger des pratiques alternatives, cela s'est vérifié par le passé.
Le second fait, en grande partie corrélé au premier, est l'augmentation de l'écart, y compris en salles, entre les films à fort potentiel commercial et les autres.
La fréquentation, à l'arrêt de janvier à avril inclus, gravement perturbées par des décisions inadaptées des autorités au cours de l'été, a connu une reprise plutôt prometteuse durant les derniers mois. Toutefois, elle repose de manière disproportionnée sur quelques titres, américains ou français.
Quelque chose s'est cassé dans un rapport plus ouvert au cinéma, à la diversité des films, au désir d'en partager l'expérience en salles. Cela tient à un grand nombre de raisons, parmi lesquelles la pandémie, mais pas seulement.
Comme observé depuis vingt ans mais avec une brutalité accrue, Internet favorise les plus puissants et marginalise les autres, à rebours du baratin sur ses vertus démocratiques et égalitaires. Et la délirante complaisance des grands médias en faveur de Netflix a largement contribué à l'aggravation de ces déséquilibres, déséquilibres auxquels les pouvoirs publics en charge de la culture refusent de s'attaquer.
Comme il est devenu d'usage depuis au moins le début du XXIe siècle, la capacité à trouver des rallonges financières et la démagogie des chiffres d'audience a remplacé l'idée même de politique culturelle. Pourtant, à rebours des prophéties dangereusement auto-réalisatrices qu'affectionnent la plupart des chroniqueurs, le cinéma n'est pas mort, le cinéma en salle n'est pas mort, le cinéma art et essai n'est pas mort.
Mais ils traversent des passes compliquées, qui nécessiteront de nouvelles réponses et beaucoup de détermination, une énergie dont on ne perçoit guère la présence chez beaucoup de ceux à qui il incombe de s'en occuper. Quand quelque chose est cassé, il s'agit de le réparer. Encore faut-il en avoir le désir.
La droitisation des esprits est aussi un marché
D'une autre nature, mais appartenant à la même époque, on trouve un phénomène qui se cristallise autour d'un des grands succès publics de cette année en France, Bac Nord.
Un peu à tort et beaucoup à raison, on considérait jusqu'à récemment que le monde du cinéma était composé dans sa quasi-intégralité de démocrates progressistes et humanistes. Cela n'a jamais été vrai, mais ça ne se voyait pas trop, et des réacs assumés comme Clavier ou Luchini passaient pour d'amusants originaux.
C'est peu de dire que le paysage a changé. À l'heure où deux candidats d'extrême droite totalisent le quart des intentions de vote, il est logique qu'apparaissent des films porteurs d'une certaine idéologie, comme l'est celui de de Cédric Jimenez.
Les futurs électeurs des candidats d'extrême droite sont aussi des spectateurs potentiels, qu'on imagine excédés par la domination de la soi-disant bien-pensance de gauche, et preneurs de tout ce qui viendra leur raconter des histoires en phase avec les représentations du monde, aussi fausses et odieuses soient-elles. On peut donc plutôt s'étonner qu'il n'y ait pas davantage de films de ce type. Pour l'instant.
La place des femmes: une véritable amélioration
Julia Ducournau recevant la Palme d'or des mains de Sharon Stone pour Titane. | Festival de Cannes
Le troisième phénomène marquant de cette année, lui aussi en phase avec l'époque mais celui-là tout à fait réjouissant, concerne les places conquises par des femmes, notamment en termes de visibilité.
Cela vaut pour les récipiendaires de deux de plus hautes récompenses festivalières, la Palme d'or cannoise de Julia Ducournau et le Lion d'or vénitien d'Audrey Diwan, aussi bien que pour la palanquée d'Oscars décernés à Chloé Zhao. Et cela vaut aussi, dans une moindre mesure, pour Kelly Reichardt, Céline Sciamma ou encore Mia Hansen-Løve, qui font aussi partie des cinéastes ayant le plus fortement marqué cette année.
Celle-ci a également été celle de la découverte des nouvelles réalisations, pour ne mentionner que des films français, de Claire Simon, de Hafsia Herzi, de Florence Miailhe, de Danielle Arbid, de Fanny Liatard, de Valérie Lemercier, d'Anne Fontaine, de Mélanie Laurent, de Nicole Garcia, de Catherine Corsini, d'Emmanuelle Bercot, d'Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter, de Callisto McNulty, de Nora Martyrosian, de Marie Dumora, de Hind Meddeb, d'Éléonore Weber, de Simone Bitton, d'Alexandra Leclère, de Cécile Ducroq, d'Audrey Estrougo, de Suzanne Lindon, de Chloé Mazlo, de Charlène Favier, d'Aude Pépin, d'Alexandra Pianelli… (liste non exhaustive).
On n'est pas encore à la parité, et surtout bien d'autres formes d'inégalité demeurent, comme l'ont souligné en décembre les assises du Collectif 50/50, mais il y a clairement une évolution, un mouvement d'ensemble dont il faut souhaiter qu'il s'amplifie et se consolide.
La Chine, première nation de cinéma
A l'échelle mondiale, l'événement le plus significatif est sans doute le croisement de deux processus, la montée en puissance régulière de l'industrie du cinéma chinois et la crispation des rapports entre ce pays et le monde occidental, en particulier les Etats-Unis.
La Chine est désormais, en valeur et pas seulement en nombre de spectateurs, le premier marché du monde avec 7,6 milliards de dollars de recettes –et quatre films chinois en tête du box-office.
Elément de la reprise en main autoritaire et nationaliste de l'Empire par Xi Jinping, le cinéma s'est vu attribuer des fonctions de soft power conquérant, en interne et dans le monde.
Très loin de ceux qui prédisent la marginalisation de la salle, les dirigeants chinois annoncent la poursuite de leur gigantesque programme d'ouverture, en visant 100 000 grands écrans dans les cinq prochaines années (il y en a 75 000 pour l'instant). Ces écrans auront vocation à montrer essentiellement des productions nationales conformes aux impératifs idéologiques du gouvernement, mais qui devront être également conçues pour améliorer la présence chinoise à l'international.
Plus encore que la montée en puissance des plateformes, la relation entre Hollywood et la Chine a été le principal moteur économique de l'essor du secteur depuis une décennie (à la différence du rôle quasi-nul du géant cinématographique indien sur la scène internationale). Exemplairement le marché chinois représentait pour les films MCU (les films de super-héros de l'univers Marvel) 20% du chiffre d'affaires total. Mais depuis deux ans, les films MCU ne sont plus distribués en [1].
L'interruption de cette dynamique économique, mais aussi industrielle et technologique, du fait de l'évolution des relations entre les deux superpuissances, concerne aussi les spectateurs. Elle va affecter les scénarios, les castings, les lieux de tournages, bref ce que nous verrons sur les écrans. Peu ou pas visible pour l'instant, ce facteur géopolitique est susceptible de modifier en profondeur l'industrie des images dans les années qui viennent.
Une belle année pour les films, quatre très grandes œuvres de cinéma
En ne prenant en considération que les films sortis dans les salles de cinéma au cours de l'année, un retour, subjectif, forcément subjectif, sur les bonheurs de spectateur atteint le total d'une cinquantaine de titres. Chacune et chacun pourra modifier cette liste en fonction de ses engouements et de ses préférences, nul ne pourra prétendre que cette année n'aura pas été féconde.
Quatre titres majeurs ont illuminé l'année de leur beauté et de leur singularité.
John Magaro et Orion Lee dans First Cow, de Kelly Reichardt. | Condor Distribution
Le merveilleux First Cow de l'Américaine Kelly Reichardt, laquelle a en outre bénéficié d'une intégrale au Centre Pompidou (accompagné de la publication d'un livre important), ce qui a permis d'établir enfin la place éminente de cette réalisatrice dans le cinéma mondial contemporain.
Avec Drive My Car, le Japonais Ryusuke Hamaguchi s'est affirmé comme un talent de tout premier ordre, atteignant le sommet que promettaient ses films précédents, dont Contes du hasard et autres fantaisies, découvert à Berlin, primé au Festival des Trois Continents, et dont la sortie est attendue le 6 avril.
Memoria du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, mais tourné en Colombie avec l'extraordinaire Tilda Swinton, est une nouvelle exploration bouleversante des méandres du songe et d'autres manières de percevoir et de comprendre le monde.
Grâce à Annette, le Français Leos Carax porte à incandescence une ambition de cinéma d'une folle générosité, qui à la fois accueille et défie, pour le meilleur, chaque spectatrice et chaque spectateur.