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Cannes 2021, jour 1: la grande aventure d'«Annette» et la politique de l'ouverture
La 74e édition du Festival s'est ouverte avec un film d'ombres profondes et de lumières intenses, à tous égards remarquable, après une cérémonie moins protocolaire qu'à l'ordinaire.
Il y a eu la soirée, et il y a eu le film. Le plus important, c'est le film. Et le film c'est Annette, sixième long-métrage de Leos Carax en trente-sept ans.
Un film-tempête, qui à la fois chevauche les grandes vagues du spectacle, de l'émotion, des inoubliables références –comédie musicale et mélodrame surtout, film noir et conte fantastique aussi bien– et en distille une critique aussi radicale que stimulante.
Henry le comique et Ann la cantatrice d'opéra s'aiment d'un grand amour, tout en menant chacun•e une carrière triomphale sur leur scène respective. Ils ont une petite fille, qui donne son nom au film. Et puis surgissent des démons.
Ces démons sont ceux auxquels ont affaire les personnages, ce sont ceux auxquels a sans doute affaire celui qui raconte cette histoire mais aussi, ou surtout, les démons qui habitent les enchantements dont il semblait être question.
Avec et contre la came du spectacle
Le spectacle, le succès, le public, le couple, la famille... tout ici sera dans le mouvement apparemment naïf d'une comédie musicale sur le monde idéal de la scène tel que Hollywood l'a vendu à la terre entière –«the world is a stage, the stage is a world of entertainment», cette came frelatée dévoyant la tragédie shakespearienne et à laquelle presque personne ne résiste.
Ce mouvement, Carax sait tout aussi bien l'épouser que le faire dérailler. Parce qu'à la fois il l'aime et il en ressent et comprend les faces obscures, celle de la vie fausse et des asservissements, celle de la destruction comme de la conquête et de la prise de pouvoir.
Comme son héros (qui finira par lui ressembler physiquement, alors que...), Carax danse sur la ligne de crête entre adhésion et dérision, quand son héroïne, la merveilleuse Ann, la merveilleuse actrice qu'est Marion Cotillard, est d'abord tout entière du côté de ce qui veut s'élever et élever les autres avec soi.
Quand ils ont du succès, elle dit du public «je les ai sauvés», il dit «je les ai tués». Pourtant elle meurt en scène, et lui fait rire. Ce n'est que le premier paradoxe, ô combien actif dans les jeux pervers de l'admiration, de la fascination, de l'identification, des deux côtés de la rampe qui sépare scène et spectateurs.
Lui, Henry auquel Adam Driver donne une sidérante complexité enfantine et perverse, conquérante et déjà défaite, a affaire à ce qu'il nomme l'abîme. Mais le nommer ainsi est peut-être une facilité, une échappatoire.
L'abîme, c'est ce qui rassure aussi bien que ce qui terrorise, c'est la réussite sociale consacrée comme la sacro-sainte famille papa-maman-bébé aussi bien que les pulsions obscures. C'est ce qui faisait courir Denis Langue-pendue dans Mauvais Sang, ce qui détruisait les yeux de Juliette Binoche dans Les Amants, ce qui fracassait Guillaume Depardieu dans Pola X.
La petite fille et la mort
L'argument comme les mélodies de ce qui est aussi un musical (mais fort peu une «comédie musicale») peuvent bien venir du groupe pop les Sparks, Annette est bien un film de Leos Carax.
Un film qui se nourrit de toutes les magies et de tous les souvenirs: L'Atalante de Vigo et L'Aurore de Murnau sont toujours là, comme d'un sens du show auquel ce cinéaste ne saurait rester insensible, tout en explorant à rebrousse-poil les poncifs et en faisant grincer les ressorts dramatiques.
Et la manière dont il invente de pouvoir filmer une toute petite fille, qui est aussi une idole, dans tous les sens du mot, est par la revendication des artifices comme une promesse de vérité somptueuse de justesse, de courage et de respect.
Comme toute l'œuvre de Leos Carax, Annette est un film de combat, un film qui déplace et désoriente, alors même et d'autant plus qu'il semblait s'inscrire dans des repères connus, et massivement désiré. Il sort dans les salles françaises aussitôt célébré à Cannes.
Cette célébration festivalière aura eu elle aussi un parfum combatif. Lorsqu'il est entré dans le Grand Auditorium Lumière du Palais des festivals, le petit sourire qu'arborait le réalisateur avait un air de revanche.
Revanche et conquête
Qu'il fasse l'ouverture du plus grand festival du monde avec un film «américain», production à grande échelle et vedettes bankable, pouvait inspirer à juste titre un sentiment de vengeance, comparable à celui qui, le moment venu, habitera ses deux héroïnes, ou son héroïne double, Ann/Annette, dans le film.
Face à une industrie qui l'a plus souvent honni et empêché de filmer (six films en trente-sept ans, donc, pour celui qui fut aussitôt salué come enfant prodige du septième art lors de sa découverte, à Cannes, avec Boy Meets Girl) et sans se dédouaner lui-même de sa part de négativité et d'autodestruction, comme les travers de Henry en attestent, Carax avait de bonnes raisons de savourer le succès paradoxal que constituait d'emblée sa sélection en ouverture.
Il faut saluer le fait d'avoir mis ce film, qui n'a rien de consensuel, dans cette position de prestige. Sa projection est venue consacrer, et magnifier, une soirée qui avait déjà porté une certaine vigueur d'affirmation.
Au-delà de la joie réaffirmée par tous les intervenants de retrouver la salle, le grand écran et la relation collective au cinéma, c'est bien la présence de Spike Lee, président du jury, qui donnait une connotation singulière à cette première soirée.
Agir et pas seulement être le président noir
On peut toujours dire que sa présence se résume à avoir nommé pour la première fois un Noir à cette fonction. Mais Spike Lee ne se laisse pas résumer à cela, être noir. Il en fait, il n'a jamais cessé d'en faire une dynamique.
Tout de fuchsia vêtu pour la soirée, le réalisateur de Nola Darling et de Malcolm X a trouvé comment ne jamais être du côté du consensus. Il a ainsi démontré dans un contexte particulier, protocolaire et festif, une variante de son talent, qui est d'abord un talent politique.
Spike Lee a fait des bons films et des moins bons, mais il incarne une stratégie au long cours de conquête de positions de pouvoir pour les Noirs, d'affaiblissement des piliers racistes de la société américaine (et pas seulement américaine) avec des moyens de cinéma.
Sur la scène du Palais des festivals, où il n'était pas indifférent qu'aux langues dominantes (français et anglais) auxquelles s'ajoutent l'espagnol (gracias a Almodovar) et le coréen (kamsahamida Bong Joon-ho), la manière d'être, de se mouvoir, de parler, de Spike Lee était là pour faire bouger les choses.
Cela ne se joue pas au-delà du glamour ou de l'incontestable futilité et mondanité d'une cérémonie d'ouverture d'un grand festival de cinéma. Cela se joue avec ces paramètres, et travaille sérieusement à en tirer parti –ce qui n'est pas si différent de ce qu'a fait, à une autre place, Carax avec son film. On attend la suite.
Jean-Michel Frodon
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