Lucidno
«Laila in Haifa», les champs de force de la nuit
Politique et sensuel, le film d'Amos Gitaï reste à l'intérieur d'un lieu clos mais hybride, boîte de nuit qui accueille et stimule, autour de figures féminines mémorables.
Tout de suite, ça explose. La violence sans phrase, sur ce parking noyé de pluie, la nuit. De l'autre côté du grillage, un train passe –le monde est là, il y a un ailleurs.
Salement tabassé, l'homme s'est relevé de la boue, aidé par une jeune femme en chemisier de soie et talons hauts. Il s'est relevé comme une renaissance, une entrée dans l'arène.
L'arène, ce sera cet endroit dont le film ne sortira plus, étrange lieu, bistrot branché, galerie d'art, boîte de nuit. Étrange endroit aussi autrement, en Israël, mais tenu par des Palestiniens.
L'établissement existe réellement. Le Fattouch est un espace de croisements, de mélanges, de défis, de séduction, de vertiges et d'affirmations, entre Juifs et Arabes, hommes et femmes, travestis et machos, artistes et fêtards, notables et marginaux, voisins et touristes. Juste devant, le train passe à nouveau.
Flux de désirs et de violence
Toute la nuit, le 40e film d'Amos Gitaï circule parmi ces flux de désirs et de violence, de domination et de mises en scène de soi, ludiques, sensuelles, désespérées.
La caméra d'Éric Gautier circule comme une danseuse souple et précise entre les très différents espaces qui composent cet endroit unique et multiple, caméra aimantée successivement par les quatre femmes qui sont les forces motrices, et perturbatrices, de cette expédition amoureuse et guerrière.
Au mur de l'espace blanc très éclairé qui jouxte directement les ombres du night club, les grandes photos visualisant l'oppression sioniste, prises par un grand gaillard juif, Gil. C'est lui qu'on a vu se faire méchamment casser la gueule d'entrée de jeu, puis très vite après, entraîner dans une étreinte avide et sans tendresse sa jeune maîtresse arabe, la Laila du titre, épouse d'un notable palestinien de la ville, et supposée organisatrice de l'exposition.
Mais personne dans le film ne fait ce qu'il devrait, ne joue le jeu selon les règles établies. Il y a souvent de l'absurde, beaucoup de malaise, une constante beauté des gestes et des actes qui déplacent les codes et les clichés, dans la circulation des affects et des impulsions.
Laila in Haifa est un poème physique, une élégie brutale et tendre des corps et des regards. Khawla, éperdument rétive au destin écrit d'avance que lui offre l'homme que, pourtant, elle aime, au risque de s'autodétruire. Naama, la demi-sœur de Gil, en quête d'une échappatoire à la fatalité d'une relation amoureuse et familiale devenue un carcan. Bahira qui se la joue super-héroïne d'une BD exaltant la résistance palestinienne.
Elles et Laila sont comme des champs de force qui animent ou déstabilisent aussi le couple mixte (judéo-arabe) d'amants gays, ou le vieux cacique de la communauté arabe de la ville.
Dynamique des passages
Du flamboyant artiste travesti Joséphine se maquillant comme on prépare le combat de sa vie au speed dating foireux et pathétiquement burlesque du rappeur bedonnant et de la veuve à moumoute, sans oublier l'ambitieuse femme d'affaires lancée dans le business de «l'art politique», la fiction flottante se reconfigure sans cesse, en trois langues (arabe, hébreu, anglais) et en musiques hétérogènes que rehaussent les très belles propositions harmoniques et rythmiques d'Alexey Kochetkov.
L'enjeu du film pourrait aussi bien se résumer à sa capacité à transformer une succession de dialogues, menacés de théâtralité, en un continuum cinématographique, fluide et incarné.
Est-il vraiment besoin de souligner combien est politique cette dynamique des passages, des fusions et des dépassements, tout particulièrement dans cette partie du monde? C'est une évidence, en étant situé dans le pays qui a construit le plus grand mur de séparation taillant dans un territoire, et où tout semble devoir en permanence être assigné, identifié, fixé, sous les signes symétriques et mortels de la stigmatisation et de la pureté.
Esthétique queer
Mais s'il poursuit le travail de longue haleine –quarante ans depuis House, son premier film– que mène Amos Gitaï pour réfléchir et discuter la situation dans son pays, Laila in Haifa plus que d'autres relève d'une proposition de cinéma contemporain aux échos autrement plus vastes.
Le film mobilise en effet les ressources critiques les plus puissantes de ce qu'on nomme l'esthétique queer, et qui est loin de ne concerner que les problématiques genrées, même si celles-ci y jouent, et à bon droit, un rôle important.
Laila in Haifa invite ainsi à éprouver la remise en question des lignes de démarcation, pas forcément les supprimer, mais pour interroger, à travers un fourmillement d'histoires d'amour, d'engagement, d'imaginaire, ce qui les légitime, et leurs effets sur l'existence chacune et chacun.
De l'autre côté de la grille, le train passe.
Jean-Michel Frodon
first published in:
www.slate.fr/story/214824/cinema-laila-haifa-amos-gitai-israel-palestine-esthetique-queer