Festivali
Cannes 2021, jour 7: le bel envol de «Drive My Car»
À partir d'un dispositif en apparence très simple, et en mobilisant des facettes inattendues de l'intime, le film de Ryusuke Hamaguchi réussit un miraculeux déploiement d'émotions.
Véritable révélation de la sélection officielle (Carax, Verhoeven ou même Hansen-Løve ne sont pas vraiment des découvertes), Drive My Car du cinéaste japonais Ryusuke Hamaguchi a incontestablement marqué un temps fort de la 74e édition du festival.
Ce n'est d'ailleurs pas vraiment ce réalisateur qui est une découverte, ses précédents films ont été montrés et primés dans plusieurs grands festivals, mais c'est l'accomplissement exceptionnel qu'est le film, très au-delà de ce que les œuvres précédentes permettaient d'anticiper, aussi réussies sont-elles.
Adapté d'une nouvelle éponyme de Murakami (qui figure dans le recueil Des hommes sans femme), le film se déploie avec une sorte de douceur hypnotique par grandes vagues émotionnelles.
Au centre du récit se trouve un acteur et metteur en scène de théâtre, Kafuku, qui répète sa nouvelle production, Oncle Vania de Tchekhov. Parmi les interprètes qu'il a choisis se trouve un jeune premier à qui il a attribué le rôle titre, pourtant sensément plus âgé.
Au cours du prologue, on a vu ce même Kafuku surprendre sa femme en train de faire l'amour avec ledit jeune homme, et s'esquiver sans rien laisser paraître. Peu après, cette femme qui n'a cessé de faire à son mari déclaration et manifestation de son amour, est morte.
L'essentiel du film se passe ensuite principalement dans deux lieux, un lieu fixe et un lieu mobile, un lieu collectif et un lieu privé. Le premier est la salle de répétitions, où Kafuku dirige les acteurs qui, à la table, lisent leur rôle dans plusieurs langues (japonais, chinois, coréen, langue des signes).
Le second est la voiture, cette Saab 990 turbo rouge vif où une jeune femme venue de la campagne conduit le metteur en scène et qui devient un autre espace de paroles, de pensée, de quête de vérités et d'apaisement, étrangement symétrique de l'espace théâtral.
Oxymore cinématographique
Voilà pour le cadre, dramatique et matériel. Mais ce qui précède n'a pratiquement rien dit de ce qu'engendre le film comme étonnants processus riches en émotions, en justesse sensible, en jeux d'échos entre puissances du texte littéraire (celui de Tchekhov), ressources de la multiplicité des langues, expressivité des corps et des voix.
Drive my Car a l'ampleur d'une épopée, mais une épopée où, stricto sensu, il ne se passe rien. De cet oxymore cinématographique, Hamaguchi fait une aventure intime au souffle immense et qui pourtant paraît murmurer à l'oreille de chacun.
Qui a vu ses précédents films, principalement Senses, Asako I&II et Contes du hasard et autres fantaisies, peut mesurer la continuité d'un projet artistique de longue haleine, mais aussi constater l'impressionnant saut qualitatif accompli.
Un grand geste libérateur
Ce saut concerne ce qu'on appelle, à tort ou à raison, la construction du film. Indépendamment de leurs qualités, les précédents films s'appuyaient sur des manières d'organiser le récit, de définir les personnages, d'établir des symétries et des interférences entre les lignes narratives, manières qui pouvaient être figurées sur un graphique, décrites en termes de structures et de trajectoires.
Rien de honteux à cela, la grande majorité des films sont faits ainsi (et les séries sont entièrement assujetties à ce type de modélisation). Mais avec Drive My Car, Hamaguchi réussit un grand geste libérateur, qui tient de l'envol et de la plongée, du changement de pesanteur en tout cas.
Le mot «construction» devient dès lors inapproprié, comme celui de structure, sans parler d'une idée aussi sinistre que le pitch, ou du calamiteux «scénario en béton» tant prisé des financeurs et qui a en effet toute les caractéristiques pour envoyer par le fond les meilleures intentions de cinéma.
Pour Drive My Car, vient l'envie d'inventer un mot comme «qinéma», qui associerait le qi, le souffle vital oriental, et le cinéma. Un mot pour suggérer, faute de pouvoir le décrire et encore moins l'analyser, ce qui court tout au long de ce voyage à la fois à l'intérieur de chacun et chacune, dans les langues et les autres systèmes de signes, et dans une étendue spatiale déjà là et pourtant à inventer.
En regard, Joachim Trier, Sean Penn, Nanni Moretti
Sans le vouloir, mais comme il est fréquent, le film devient aussi dans le contexte du festival un dispositif critique vis-à-vis d'autres œuvres présentées. Ce qu'il réussit si bien pointe ce qui manque dans d'autres réalisations, exemplairement trois films attendus de la compétition officielle.
Ainsi du presque réussi Julie (en 12 chapitres), de l'excellent réalisateur norvégien Joachim Trier. Subtil, souvent émouvant, parfois très joyeux, ce portrait d'une jeune femme à travers son parcours amoureux avec deux hommes, servi par une actrice remarquable, Renate Reinsve, souffre pourtant de son côté programmatique.
La division en chapitres pourrait devenir un ressort dynamique (ça s'est vu), dans ce cas elle participe d'une mise sous contrôle du personnage et des affects qu'elle éprouve ou suscite. Les comédiens sont très bons, les idées ne manquent pas, ni les manières d'en faire des plans de cinéma, et pourtant plus le film avance, plus s'impose le sentiment d'être face au devoir d'un très, trop bon élève.
Un phénomène en partie comparable, en moins brillant, se produit avec le mécanique Flag Day, où Sean Penn fait jouer à sa fille, Dylan, le rôle de sa fille, lui-même interprétant un petit escroc mythomane qui fera le malheur des siens. Comme l'indique le titre, le film pointe une dimension particulièrement critiquable de l'idéologie états-unienne, celle du self made man conquérant qui veut «laisser une trace». Mais jamais la réalisation ne parvient à dépasser l'illustration d'un scénario où la métaphore politique et l'autocritique personnelle de l'auteur se répondent sans fusionner ni se donner de l'élan.
Tout aussi laborieux, doit-on avec d'infinis regrets constater, est le nouveau film si attendu de Nanni Moretti. Tre Piani, adapté d'un livre éponyme qu'il ne donne nulle envie de lire, s'appuie sur une vision du monde désespérée. Dans le microcosme cossu de l'immeuble romain où habitent tous les personnages, tout est cassé et douloureux, tous les liens sont à la fois enfermement, sources d'incompréhension et moyen de (se) faire mal.
Avant un finale qui inversera de manière guère moins artificielle le pessimisme qui semble systématique, quand bien même porterait-on sur la réalité un regard aussi sombre et triste que celui de Moretti, les enchaînements de catastrophes petites et grandes seront restés comme manifestations de choix scénaristiques plutôt que comme évocation des bien réelles vilénies et échecs du monde actuel.
Moretti lui-même se donne le rôle peut-être le plus sinistre, celui dont l'échec est le plus inexorable, position qui part sans aucun doute d'un sentiment de défaite de tant de ce en quoi l'auteur a cru et pour quoi il s'est si bien battu, comme cinéaste et comme citoyen. Mais cette dystopie au présent n'aide à rien vivre, à rien penser et finalement à pratiquement ne rien éprouver sinon d'en être navré, pour lui et avec lui.
On gardera quand même, malgré tout, la présence vivante, presque à côté du film, de trois actrices magnifiques, Margherita Buy et Alba Rohrwacher évidemment, et aussi la découverte d'Elena Lietti. Tout n'est pas perdu.
Jean-Michel Frodon
first published in:
www.slate.fr/story/212502/cannes-2021-jour-7-cinema-critique-ryusuke-hamaguchi-drive-my-car