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«Le Centre national du cinéma met en œuvre le contraire d'une politique culturelle»
Membre du collectif qui appelle à la tenue d'états généraux du cinéma français, le producteur Saïd Ben Saïd en explique les enjeux et l'urgence.
Saïd Ben Saïd est le producteur de grands réalisateurs (André Téchiné et Philippe Garrel entre autres, et récemment des deux derniers films de Paul Verhoeven, Elle et Benedetta), et une figure importante du paysage cinématographique français actuel.
Sans appartenir à aucune organisation professionnelle, il est aussi un homme engagé dans la défense d'une idée ambitieuse du cinéma, et de la mission de l'action publique pour la promouvoir. C'est à ce titre qu'il a joué un rôle décisif dans la mise en place d'états généraux du cinéma, dont la première étape publique se tient le 6 octobre à Paris.
Slate.fr: Des centaines de professionnels du cinéma et de nombreuses organisations ou associations du secteur se sont associés à un appel à des états généraux du cinéma. Cosignataire d'une tribune dans Le Monde qui a joué un rôle moteur dans cette mobilisation, vous avez beaucoup contribué à la mise en place de ce rendez-vous. Qu'en attendez-vous?
Saïd Ben Saïd: Le 6 octobre à l'Institut du monde arabe doit être un moment important, mais dans le cadre d'un mouvement qui a vocation à se poursuivre. Il est prévu que des membres de toutes les professions du cinéma exposent, brièvement, leur perception d'une situation d'ensemble, celle du cinéma en France, que nous sommes très nombreux à trouver très inquiétante. L'objectif est d'abord de faire nombre, de montrer que le malaise est profond, étendu, et concerne des personnes, des organismes et des pratiques très variés, qui peuvent par ailleurs avoir des divergences ou des conflits, mais qui sont désormais sous une menace commune.
Quelle est, selon vous, cette menace commune?
Il s'agit de la transformation en profondeur du CNC (Centre national du cinéma et de l'image animée) selon des modalités qui mènent très clairement à la destruction de l'action publique selon les principes fondateurs de cet organisme. Un des premiers rôles du CNC, lors de sa création en 1946, a été de faire face à l'afflux des films américains. Depuis, et exemplairement avec la montée en puissance de la télévision, l'État a initié, accompagné et soutenu les nécessaires évolutions du cinéma pour éviter les effets les plus dévastateurs des évolutions technologiques et des modifications dans les comportements, et dans une certaine mesure pour faire de ces changements des forces nouvelles au service du cinéma.
Vous ne percevez rien de tel dans l'action publique en ce moment?
La seule initiative du CNC dans le cadre du Plan France 2030 initié par l'Élysée s'appelle «La grande fabrique de l'image». Elle a pour objectif de rendre les lieux de tournage et les infrastructures techniques français concurrentiels pour attirer un maximum de tournages de productions des plateformes américaines. Il n'y a pas une ligne sur la création. Le cinéma français a pourtant toujours une certaine vigueur, sur le plan culturel, sur le plan économique, en matière de visibilité dans le monde. On essaie de le transformer en prestataire pour Netflix et Amazon.
Aujourd'hui, l'État considère que ce n'est plus son rôle de soutenir le cinéma –c'est d'ailleurs également vrai dans les autres domaines artistiques. En fait de politique culturelle, lorsqu'une corporation se plaint assez fort, on lui trouve une rallonge financière. C'est non seulement très insuffisant, mais cela traduit une incompréhension ou un mépris de ce que signifie, de ce que devrait signifier une politique.
Une telle transformation du «bras armé» de la puissance publique dans le domaine du cinéma s'inscrit dans un certain contexte, elle a une histoire.
Le contexte est celui d'une hostilité généralisée des dirigeants à l'intervention selon d'autres critères que gestionnaires. Dans le cas du cinéma, elle est aggravée par une vulgate mensongère, que les politiques véhiculent par cynisme, par opportunisme ou par ignorance, selon laquelle le cinéma serait un secteur d'assistés. Alors que tout l'argent qui y circule sous forme d'aides vient du secteur audiovisuel, et pas du tout des impôts. C'est le rôle du CNC de gérer la répartition de ces sommes, selon deux grands mécanismes: l'un, l'aide automatique, qui amplifie les succès commerciaux; l'autre, l'aide sélective, qui soutient les projets artistiquement et culturellement importants, mais mal armés pour affronter le marché.
Vous constatez une transformation depuis la nomination à la tête du CNC de Dominique Boutonnat, qui avait d'ailleurs d'emblée suscité des inquiétudes...
Oui, de bien des manières. Une des plus significatives consiste à vouloir soumettre le fonctionnement des aides sélectives à une approche fondée sur les performances économiques. Cela se traduit notamment par le choix des personnes nommées à la tête des commissions qui examinent les projets et attribuent ces aides. De plus en plus, elles viennent de la partie la plus industrielle du cinéma, où elles exercent éventuellement leur métier avec compétence dans leur domaine, mais elles ne sont absolument pas qualifiées pour estimer les promesses artistiques dont des films peuvent être porteurs. La nomination de Clément Miserez, producteur de Belle et Sébastien ou des Vieux Fourneaux, à la présidence de la principale commission d'aide à la production, a été à cet égard un signal très clair –et voulu comme tel. C'est loin d'être le seul exemple.
Êtes-vous surpris de ces choix politico-économiques, et aussi idéologiques?
Pas vraiment, puisque c'est ce que Dominique Boutonnat préconisait dans le rapport qu'il avait remis au ministre de la Culture en décembre 2018, qui appelait à la substitution d'une approche ultralibérale à une politique culturelle d'intérêt général. Nous avions été nombreux à dénoncer le rapport; nous avons été nombreux à manifester notre inquiétude quand son auteur a été peu après nommé à la tête du CNC; nous voyons à présent sa mise en œuvre.
Il existe de nombreux sujets de débats, en cours ou à ouvrir. Parmi eux, n'y a-t-il pas une confusion entre ce que signifient la montée en puissance des plateformes d'une part, et d'autre part l'importance acquise par ce format particulier de production audiovisuelle que sont les séries?
Les plateformes sont un mode de diffusion dont il faut réguler la présence, et à cet égard la négociation qui a mené au décret SMAD (services de médias audiovisuels à la demande) et à sa transposition dans la réglementation française en décembre 2021 est plutôt une bonne chose, notamment grâce à l'action des syndicats professionnels. Après, les plateformes peuvent avoir des politiques éditoriales différentes, y compris en ce qui concerne les films, mais à ce jour rien ne permet de prendre cela en compte.
Surtout, nous sommes confrontés à une approche de la part des responsables du CNC qui privilégie les séries, en faisant tout pour fondre les différents formats en un tout, dans lequel ce que le cinéma avait et a toujours de singulier à apporter, serait dissout. L'approche, y compris économique, d'une série et d'un film ne sont pas les mêmes: dans un cas, on est dans une logique artisanale, dans l'autre, dans une logique industrielle. Quelles que soient les qualités et les singularités de telle ou telle série, elles obéissent à un système défini par le règne de la quantité et le formatage. Alors que, même s'il connaît en permanence, et pas seulement à Hollywood, une tentation économique du quantitatif et du formatage, le cinéma est fondamentalement défini par la production de prototypes.
Le CNC a été créé, et surtout a été déplacé en 1959 de la tutelle du ministère de l'Industrie à celui des Affaires culturelles, précisément pour échapper à la domination de ce modèle industriel. Vous voyez aujourd'hui une remise en cause de ce principe?
C'était très clair dès le rapport de M. Boutonnat. Il y affiche ouvertement un mépris pour le cinéma en tant qu'il serait un art, ou du moins en contient la possibilité, la promesse. Pour lui, les films sont des produits, qui n'ont de sens qu'en matière de rentabilité. C'est littéralement le contraire d'une politique culturelle! Son objectif, à terme, est de fondre les dispositifs de soutien au cinéma, qui ont été conçus avec des objectifs culturels, dans ceux qui concernent la télévision.
Il s'appuie, entre autres, sur une idée fausse mais répandue selon lequel le cinéma français serait médiocre –et fait qu'ils disent plutôt «nul».
C'est un non-sens total. Il y a aujourd'hui une formidable créativité dans le cinéma français dans des genres et des styles très différents, qui sont reconnus dans le monde entier, dont les films sont vus et appréciés. Y compris avec l'émergence d'une nouvelle génération, très talentueuse et elle aussi très diverse, avec des cinéastes comme Alice Diop, Julia Ducournau, Audrey Diwan, Arthur Harari…
Ceux qui disent que les films français sont nuls ne les ont tout simplement pas vus et partent du principe que seuls les blockbusters américains sont un modèle acceptable, c'est absurde. Sans oublier que la mise en danger du système français, sa possible destruction par les mesures auxquelles on assiste aujourd'hui ne menace pas que le cinéma français. Notre système est un point d'appui vital pour de nombreux cinéastes de par le monde, souvent ceux de cinématographies fragiles, mais pas seulement. C'est comme cela que, après avoir par exemple produit Bacurau de Kleber Mendonça Filho, je me retrouve producteur de David Cronenberg.
Pour revenir à la journée du 6 octobre, il ne s'agit pas à vos yeux des véritables états généraux, plutôt de leur préfiguration?
En effet. Un grand nombre de personnes vont faire des constats, dans leurs domaines respectifs, nous allons en parler, et c'est sur cette base que se mettra en place l'organisation des véritables états généraux. Ceux-ci ont vocation à être une force de proposition prenant acte de la situation actuelle et de ses changements, mais pour aller dans une toute autre direction que celle impulsée maintenant par la puissance publique.
Jean Michel FRODON
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