Festivals CANNES 2024.
Ils ne sont en compétition pour rien et occupent des places marginales dans l'organisation du programme général du Festival de Cannes. Ce sont pourtant parmi les plus belles rencontres qui peuvent se faire sur grand écran cette année sur la Croisette. Deux d'entre elles ont été classées dans la section Cannes Classics, en principe vouée à ce secteur très dynamique qu'est la restauration des films dits «du patrimoine».
«Quatre Nuits d'un rêveur» de Robert Bresson (Cannes Classics)
Cette place est évidente pour Quatre Nuits d'un rêveur (1971) de Robert Bresson, qui est une merveille incomparable, y compris au sein de l'œuvre de l'auteur de Pickpocket (1959).
Mais il s'agissait là de bien davantage que de ce que désigne le plus couramment le terme «restauration» à propos des films, soit un nettoyage plus ou moins important selon l'état de conservation des supports d'origine et le transfert sur support numérique permettant la projection en salle dans de bonnes conditions, puis la circulation en DVD et en VOD.
Pour Quatre Nuits d'un rêveur, tout cela a été fait et bien fait, sous la sourcilleuse supervision de Mylène Bresson, la veuve du cinéaste. Mais surtout, il ne s'agit pas d'une restauration, mais d'une résurrection: le retour parmi nous d'un film devenu pratiquement invisible durant des décennies, du fait d'un micmac à propos des droits.
Bien rares seront ceux en situation de revoir le film. Tous ceux, pas si nombreux, qui ont pu le voir depuis quatre décennies n'ont pu voir qu'une version de médiocre qualité visuelle, la seule de loin en loin disponible le temps d'une séance.
Grâce aux efforts combinés des sociétés MK2 et Carlotta, qu'on ne remerciera jamais assez pour ça, la transposition dans le Paris du début des années 1970 d'une nouvelle de Fiodor Dostoïevski, Les Nuits blanches (1848), est un choc, aujourd'hui comme lors de sa sortie. Un choc à la fois puissant et doux, où l'art du cinématographe tel que l'entendait Robert Bresson engendre cet îlot d'espace-temps, de présence physique, de rapports aux voix, aux gestes, aux idées, qui n'existe nulle part ailleurs.
Rien de tape-à-l'œil dans la qualité impeccable de la remise à neuf des images et en particulier des couleurs, notamment nocturnes, mais aussi celles de la peau des visages et des corps, ou des tableaux que peint le protagoniste amoureux de cette jeune femme rencontrée sur le pont Neuf un soir d'été et qui aime un autre homme.
La vibration des nuances (de couleurs, de voix, de sentiments) est ici toute la richesse de ce film étonnamment heureux, quand bien même ce qu'il raconte ne l'est pas particulièrement. Un film dont il faut aussi mesurer la dimension politique, dans le sillage de Mai 68 et auquel répondra l'extrême pessimisme, à nouveau sur les quais de la Seine, du Diable probablement six ans plus tard (1977).
«Scénarios» de Jean-Luc Godard (Cannes Classics)
Quatre Nuits d'un rêveur n'est pas la seule grande résurrection présentée par Cannes Classics. Il faut au moins aussi mentionner le monumental Napoléon d'Abel Gance (1927), dont une grande version de sept heures sera présentée au début du mois de juillet à la Seine musicale par la Cinémathèque française et par Radio France et son orchestre symphonique.
Mais cette section accueille aussi des documents à propos du cinéma. Et voici que s'y est nichée une séance indéfinissable et bouleversante, composée de deux réalisations à la fois contigües et très différentes.
Comme l'a très bien résumé Fabrice Aragno, compagnon de travail de Jean-Luc Godard avec son complice Jean-Paul Battaggia, cette séance se composait d'un film et d'une vidéo, l'un et l'autre liés aux ultimes réalisations que Jean-Luc Godard aura supervisées juste avant sa mort.
La vidéo, présentée comme «Bande-annonce du film Scénario», projet que le cinéaste n'aura pas pu mener à bien avant de mettre fin à ses jours le 13 septembre 2022, est un objet comme il les affectionnait: un document de travail, ou plus exactement un document sur le travail. Le sien et ceux de ses deux assistants, et aussi de l'enseignante et chercheuse Nicole Brenez qui a accompagné la conception de toutes les réalisations de la dernière période.
Enregistré à la diable par Fabrice Aragno avec son téléphone portable, il s'agit d'une séance de discussions sur les manières de faire exister et d'organiser les images et les autres documents, écrits, sonores, envisagés par Jean-Luc Godard pour ce projet. Avec, revendiquées, des parts d'incertitude, de remises en question, de possibles et souhaitables bifurcations.
Ce document audiovisuel passionnant pour qui s'intéresse à l'œuvre de cet auteur ou aux processus d'élaboration d'un film, est très différent de Scénarios, film à part entière dont les dix-huit minutes recèlent une proposition formelle accomplie, où tous les éléments de composition importent.
Ils se déclinent en parcourant les pages d'un petit carnet «entièrement fait main» et donnent vie à un être de cinéma page après page, en une sorte de chant magique, où les images (visibles), les mots, les citations et les imaginaires (invisibles) dansent ensemble.
Et puis le dernier plan, tourné la veille du suicide et montrant le vieil homme assis sur son lit travaillant avec exigence à la mise en forme de l'autre film, celui qui n'existera pas, autour d'une formulation irrévocablement paradoxale.
Ce plan est assurément très émouvant comme trace in extremis. Mais ce moment participe aussi, et croit-on pouvoir affirmer, surtout, de la recherche de cette «forme qui pense» à laquelle, par des voies différentes, l'auteur de À bout de souffle (1960) et du Livre d'image (2018) n'aura cessé de travailler.
Et c'est bien, au-delà de l'aspect biographique, cette quête-là jusqu'à la dernière limite qui bouleverse et supprime tout caractère funèbre à ce qui est bien, cette fois, comme l'a rappelé avec émotion la productrice et cinéaste Mitra Farahani, le dernier film de Jean-Luc Godard.
«C'est pas moi» de Leos Carax (Cannes Première)
Jean-Luc Godard, voici qu'on le retrouve, pour ainsi dire au détour de chaque séquence d'un autre objet de cinéma en rupture avec les normes et catégories habituelles. À partir d'une commande du Centre Pompidou en vue d'une rétrospective et d'une exposition qui n'eurent pas lieu, Leos Carax a composé une sorte d'autoportrait amoureux intitulé C'est pas moi.
On peut, entre autres approches, entendre le titre comme soulignant que ce n'est certainement pas de lui-même que le réalisateur de Holy Motors (2012) est amoureux, qu'il s'agit plutôt de ce que lui-même a aimé en tant que cinéaste. Soit, définition du cinéma qui en vaut bien d'autres, dans la croyance qu'on peut embraser ce qu'on aime sans le détruire, mais au contraire en le magnifiant et en y ajoutant une touche d'éternité.
Leos Carax cite explicitement Jean-Luc Godard. Comme lui, il écrit sur l'écran (avec la graphie d'Histoire(s) du cinéma), mais aussi convoque la compagnie de ses acteurs (Denis Lavant, évidence de grâce tonique et inquiète, et brièvement mais si tendrement Michel Piccoli et Guillaume Depardieu) et actrices (Juliette Binoche et Katia Golubeva, lumineuses chacune d'un rayonnement incomparable l'une à l'autre).
Mais aussi les multiples figures surgies sur les grands écrans de ses désirs et de ses angoisses. Jusqu'à cette terrible et à jamais troublante enfant prénommée «Annette», qu'emporte vers un horizon obscur le rythme endiablé de David Bowie.
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Ce serait comme une prière, incandescente et lascive, secouée de sanglots, de regrets et d'espoir logé, comme disait Léo Ferré qui surgit le temps d'une vingt-quatrième de seconde, au sein même du désespoir.
Ce n'est pas un film pour tout le monde (mais c'est quoi, un film pour tout le monde?). C'est un film qu'on espèrerait pour chacune et chacun, avec sa propre solitude et des capacités d'aimer encore à explorer. Cela dure, disent le programme et la montre, quarante minutes. Il ne faut pas toujours croire les programmes et les montres.
C'est pas moi
De Leos Carax
Avec Denis Lavant, Kateryna Yuspina, Nastya Golubeva Carax, Loreta Juodkaite, Anna-Isabel Siefken, Petr Anevskii, Bianca Maddaluno, Leos Carax
Durée: 41 minutes
Sortie le 12 juin 2024
«Apprendre» de Claire Simon (séances spéciales)
Complètement différent, le documentaire de la cinéaste de Notre corps (2023) déploie dans son propre registre une forme magnifique de beauté. Cette beauté, elle se distille constamment dans la traduction cinématographique de l'ambivalence du verbe qui lui donne son titre.
C'est apparemment tout simple. Claire Simon est allée avec sa caméra dans une école primaire de banlieue parisienne, à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne). Elle regarde les enfants et les adultes, elle écoute, elle attend. Et on perçoit cela: le double sens du verbe apprendre, qui signifie à la fois enseigner et être enseigné.
À l'école comme ailleurs, qui apprend, apprend. | Condor Distribution
Les élèves apprennent, les enseignants apprennent, les autres adultes apprennent. Chacun enseigne et est enseigné. Pas de la même façon du tout, ce n'est pas la même chose d'être maître(sse) d'école ou élève de CM1 ou de CE1, ou directeur, ou parent.
Mais à toutes les places, il y a beaucoup à apprendre de qui se trouve aux autres places. Et cela se fait par d'innombrables moyens dont le film donne à percevoir beaucoup, même si de loin pas tous. Cela se fait parce que, là, tout le monde aime ça. Tous ceux que l'on rencontre dans le film aiment apprendre, aux deux sens du mot.
Il est à prévoir qu'on fera au film de Claire Simon le même genre de reproche qui a été adressé à Nicolas Philibert à propos de sa récente trilogie située dans le milieu de la psychiatrie: ne pas dénoncer les dysfonctionnements ni les souffrances qui ravagent l'école publique comme les hôpitaux publics.
La dénonciation de ces crises, bien réelles, est nécessaire et légitime. Il est absurde d'exiger du cinéma que ce soit sa seule manière d'aborder des réalités, qu'il ne joue qu'un rôle pamphlétaire. Réaliser des films attentifs à la manière dont ces institutions pourraient et devraient fonctionner, dont il leur arrive malgré tout toujours de fonctionner, est une autre façon de montrer combien sont inadmissibles les abandons que subissent les services publics.
C'est une façon qui se place du côté de la beauté, qui ne devrait jamais être mise dans l'ombre ou renvoyée à une nostalgie simplificatrice. La beauté des gestes, des regards, des échanges. Cette beauté, le cinéma, art du corps et du temps autant que la parole, peut l'exalter avec rigueur et douceur. Et c'est un immense et nécessaire cadeau.
Cadeau à celles et ceux qui vivent dans le monde scolaire ou y ont affaire directement (les enfants, les enseignants, les parents); cadeau à tous les citoyens qui ont tant besoin que vive l'idée même de ce pour quoi est faite l'école et qu'elle fait aussi exister.
Jean-Michel Frodon
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https://projection-publique.com/2024/05/21/cannes-2024-jour-7-bresson-godard-carax-apprendre-dans-les-marges-la-beaute/