Festivals CANNES 2024.
Cannes 2024, jour 2: triplé de belles ouvertures parallèles
«Ma vie, ma gueule», «Kyuka» et «Les Fantômes» ont lancé en beauté la Quinzaine des cinéastes, la sélection ACID et la Semaine de la critique.
On les appelle les «sections parallèles», ces sélections non-officielles qui participent pleinement de ce qui se joue à Cannes, et sont plus accessibles à des spectateurs lambda. Même si jamais elles n’attirent les flashs de l’actualité comme la compétition officielle, ce sont des espaces de découverte privilégiés, qui ont leur part dans l’impact du Festival de Cannes dans son ensemble.
La Quinzaine des cinéastes, la Semaine de la critique et le programme ACID (pour Association du cinéma indépendant pour sa diffusion) présentent ensemble une cinquantaine de longs-métrages inédits –respectivement vingt-et-un, dix-huit et neuf titres, dont des œuvres très attendues.
Elles s’affirment d’emblée avec trois très belles propositions en films d’ouverture, aussi réussies que différentes entre elles: Ma vie ma gueule de Sophie Fillières, Kyuka – Before Summer’s End de Kostis Charamountanis et Les Fantômes de Jonathan Millet.
«Ma vie, ma gueule» de Sophie Fillières
Une double émotion accueille d’emblée le septième long-métrage de la réalisatrice de Grande Petite (1994). D’abord parce que Sophie Fillières est morte sans avoir pu le terminer, le 31 juillet 2023, laissant à ses enfants la tâche de le mener entièrement à bien. Et simultanément parce qu’elle est là, tout de suite sur l’écran.
On reconnaît l’actrice, évidemment, Agnès Jaoui, absolument remarquable dans le film. Mais on «reconnaît» aussi, y compris sans l’avoir jamais vue, la réalisatrice, tant sa présence intense et intime sature l’écran, les mots, le visage.
AGNÈS JAOUI, BOULEVERSANTE EN BARBIE, MAIS SURTOUT EN SOPHIE FILLIÈRES. | JOUR2FÊTE
Cette femme, qui dans le film est affligée du sobriquet de Barbie, écrit. Elle se pose une question d’emblée, qui est à elle seule un petit prodige de mise en jeu, en résonance, en échos à la fois ludiques et angoissés. C’est à cause de la police. La police de caractères.
La police, ce n’est pas les flics, mais… Les caractères, ce n’est pas la psychologie ni les sentiments, mais… Le choix de ladite police de caractères enclenche un formidable tourbillon de troubles, d’inquiétudes tragicomiques, de malentendus un peu grotesques où surgit comme par miracle un poème magnifique, où s’ouvre un gouffre qui mène droit à la case internement. Mais pas que…
Voilà, c’est comme ça, dirait la chanson. Ce «comme ça» qui effleure le mal-être de la cinéaste et celui, de multiples manières, des humains, a été le matériau de tous les films de Sophie Fillières. Sens des situations, des dialogues, connivence sensible avec les acteurs et actrices étaient toujours au rendez-vous.
Le souci pouvait être, au fil de ces courses d’obstacles sans fin vers une existence moins inquiète, de tenir la distance. Ici, et c’est une merveille, la vitesse acquise (qui n’a pas forcément besoin d’être rapide) rebondit de scène en scène, dans des registres et des colorations variées.
C’est drôle. C’est triste. C’est triste et drôle. C’est vivant tout du long, avec une justesse de funambule et un aplomb d’enfant qui joue le jeu, entièrement. Il y avait l’émotion du début, elle est décuplée quand le film arrive au bout de son parcours, avec une finesse pudique et où fleurit un mot étrange: honnête. Ce n’est pas fréquent.
De Sophie Fillières
Avec Agnès Jaoui, Angélina Woreth, Édouard Sulpice, Philippe Katerine et Valérie Donzelli
Durée: 1h39
Présenté à la Quinzaine des cinéastes
«Kyuka – Before Summer’s End» de Kostis Charamountanis
Premier long-métrage d’un réalisateur grec, Kyuka impressionne d’emblée par sa manière de rendre vivants, vibrants, des moments quotidiens en apparence banals. Deux jeunes gens, un garçon et une fille dont on n’apprendra que peu à peu qu’ils sont jumeaux, partent avec leur père en vacances sur un voilier, s’amarrent dans un port d’une île grecque.
Entre eux deux, avec le père taiseux, ou à l’occasion de rencontres sur le port ou à la plage, se jouent des petites scènes toujours d’une étonnante justesse, qui distillent de multiples émotions, entre humour et inquiétude, quotidien et mystère.
SOUS LE SOLEIL D’UNE ÎLE GRECQUE, DES RETROUVAILLES MOINS FORTUITES QU’IL N’Y PARAÎT. | HERETIC
Ce n’est que le début d’un film qui va ensuite, autour d’une histoire plus ample et moins à la surface des jours qu’il ne semblait, déployer avec une grande inventivité de multiples ressources du langage cinématographique.
Plusieurs drames s’entremêlent en un nœud gordien qui concerne les images de soi, l’identité, la nature des liens possibles et des appartenances subies ou voulues, selon un crescendo mis en en scène avec une liberté de réalisation admirable.
C’est joyeux et cruel, étrange et proche. Il faut une sorte d’audace assez rare, peut-être en partie liée au fait d’être un premier film, pour pétrir ainsi la matière, la sculpter de manière jamais gratuite, au service des émotions et des implicites. On espère que Kyuka trouvera ensuite le chemin des salles, et on attend déjà le deuxième film de Charamountanis.
De Kostis Charamountanis
Avec Simeon Tsakiris, Elsa Lekakou, Konstantinos Georgopoulos, Afroditi Kapokaki et Elena Topalidou
Durée: 1h45
Présenté à la sélection ACID
«Les Fantômes» de Jonathan Millet
Autre premier film, autre découverte. Le long-métrage de Jonathan Millet est un film aux enjeux brûlants liés à l’histoire contemporaine, et aussi une belle proposition de cinéma.
Les fantômes du titre, ce sont à la fois ces Syriens ayant dû fuir en Europe la dictature de Bachar el-Assad, les sbires de ce dernier infiltrés parmi les émigrés, et les centaines de milliers de victimes de l’écrasement du mouvement de libération syrienne.
HAMID (ADAM BESSA), ENQUÊTEUR HANTÉ PAR UNE TRAGÉDIE. | MEMENTO FILMS
Ces derniers resteront hors-champ dans ce film presqu’entièrement situé entre l’Est de la France et l’Allemagne, mais ils hantent les espaces incertains où les premiers traquent les seconds, et sont traqués par eux.
Habité d’une fureur inspirée par le sort atroce de ses proches, Hamid a rejoint l’organisation clandestine qui tente d’identifier et de neutraliser, par des moyens légaux ou non, les tortionnaires de Damas établis en Europe. Ce ressort serait à lui seul suffisant pour un thriller contemporain de haute volée, qu’est en effet Les Fantômes.
Mais le film se nourrit en outre de la complexité des motivations des différents protagonistes, des effets de l’incertitude de l’identité des un(e)s et des autres, et de la légitimité des moyens à employer.
La multiplicité de ces lignes de tension pourrait alourdir le film. Il n’en est rien, grâce à l’intensité des acteurs, en particulier de l’interprète de Hamid, Adam Bessa, et de celui qu’il suit inlassablement, Tawfeek Barhom.
Et aussi grâce à une mise en scène qui fait grande place aux sensations, au toucher et à l’odorat, mais trouve aussi, de Beyrouth à Berlin, une étonnante forme de fluidité tendue. C’est particulièrement vrai des scènes de filature dans Strasbourg, dont la réussite, sur un motif à la fois très souvent filmé et qui peut vite devenir lassant, est décisive pour donner toute sa force à cette réalisation.
De Jonathan Millet
Avec Adam Bessa, Tawfeek Barhom, Julia Franz Richter et Hala Rajab
Durée: 1h46
Présenté à la Semaine de la critique
Jean-Michel Frodon
First published in
https://projection-publique.com/2024/05/16/cannes-2024-jour-2-triple-de-belles-ouvertures-paralleles/