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«Ana, mon amour» et mon désamour, avec toutes les ressources du cinéma
Le film du réalisateur roumain Calin Peter Netzer mobilise les puissances de la mise en scène pour explorer avec subtilité sur plus de dix ans les relations d'un couple. Dommage d'avoir chargé la barque du scénario plus que de raison.
Ana, mon amour est ce qu’il convient d’appeler un «geste de cinéma». Sur le thème pas tout à fait inédit de la vie en couple, le quatrième long métrage du réalisateur roumain Calin Peter Netzer ne cesse d’inventer des manières de filmer qui rendent sensibles, autrement, les courants contradictoires susceptibles d’unir et d’opposer l'un à l'autre deux humains, et ces deux-là au monde. Les très gros plans, les ruptures dans le récit, les déplacements dans le temps, l’accueil du commentaire par chacun(e) à l’autre ou à un interlocuteur extérieur, les gestes et les silences aussi contribuent à cette riche partition d’images et de sons, de corps et de voix. Les actes, les sentiments, les rêves y contribuent selon un tissage complexe, éloquent, légitime. Éléments hétérogènes Cet immense brassage qui réussit à prendre en charge la complexité du rapport amoureux sur une durée longue (une dizaine d'années) a été judicieusement salué d’un Ours d’argent à la meilleure contribution artistique pour le montage lors de la dernière Berlinale. Entendez ici «montage» au sens le plus élevé, comme assemblage dynamique de composants hétérogènes qui donnent à un film son élan et son unité. Au premier rang de ces «éléments hétérogènes», il faut inscrire ses deux interprètes, tous les deux remarquables. Diana Cavallioti dans le rôle d’Ana et Mircea Postelnicu dans celui de Toma habitent le film avec une intensité et versatilité peu communes. La versatilité n’est alors ni un défaut, ni seulement la marque d’une virtuosité de jeu. C’est, bien plus profondément, la manière de faire exister par son corps, ses regards, ses intonations –et bien sûr la manière dont Netzer les filme– combien chaque individu est multiple, porteur de tensions contradictoires, d’aspirations enfouies et plus tard révélées, de désirs mal formulés et qui ensuite engendrent souvent des malentendus, des déceptions, des impasses. Ingmar, mon amour Jusque dans le rôle dévolu à la religion, et à la psychanalyse, on songe à Ingmar Bergman, pas moins. Si l'auteur de Scènes de la vie conjugale est bien la référence absolue pour ce qui est d'avoir, par les moyens du cinéma, embrassé avec justesse, subtilité et attention les ambivalences de chacun, et a fortiori du couple. |
Pourtant Ana, mon amour n’emporte pas toute l’adhésion qu’il devrait susciter. On n’a de cesse de se demander quelle mouche a piqué Netzer et ses coscénaristes pour avoir cru nécessaire d’ajouter de multiples caractéristiques hors normes à la biographie de ses personnages. Ceux-ci auraient été tellement plus proches d’avoir un passé moins tourmenté. Leur situation aurait été tellement plus émouvante de ne pas être surchargée de ressorts romanesques et psychologiques, à grand renfort de parents inconnus et de mensonge originaire. Tous deux étudiants, le solide Toma a rencontré la fragile Ana. Il s’aiment, ils affrontent ensemble les difficultés de la vie matérielle, l’hostilité de leurs familles, les risques de la fréquentation des proches, séduction ici, discours destructeur là. Complication superflue C’était plus qu’assez, d’autant que l’inscription dans le tissu urbain de la Roumanie d’aujourd’hui, à Bucarest et Cluj, a largement de quoi nourrir la fictions de réelles tensions, motifs de s’inquiéter ou de se mettre en colère. On le sait grâce aux films de ce Nouveau Cinéma roumain dont Metzer, déjà récompensé d’un Ours d’or à Berlin en 2013 pour Mère et fils, est à l’évidence une figure importante. Avoir ajouté pour chacun des deux protagonistes une histoire familiale compliquée, remplie de secrets plus ou moins enfouis, de crises plus ou moins révélées, de traumas plus ou moins explicatifs du comportement d’Ana et de Toma n’enrichit pas le film, mais au contraire lui donne un côté à la fois alambiqué et artificiel, dont il pouvait parfaitement se passer. Ana, mon amour laisse ainsi le sentiment de s’affaiblir lui-même, quand sa sensibilité aux être et son intelligence des puissances du cinéma lui offrait toute les chances. Comme si les scénaristes avaient cru nécessaire de charger une barque qui ne demandait qu'à voguer au fil de la mise en scène. On n'en attend pas moins avec impatience le prochain film de Calin Peter Metzer. Jean-Michel Frodon |