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Si, si, il y a eu de vrais films en Mai 68, la preuve
L'idée admise est que, s'il y a beaucoup d'images, il n'existe pas, ou très peu, de films de Mai 68. Elle est fausse, elle est mal dite, et pourtant elle exprime plusieurs choses exactes. Idée fausse: un nombre significatif de films ont été réalisés en mai 1968, et en rendent compte d'une manière ou d'une autre. Un seul a connu une certaine visibilité publique, d'ailleurs légitime, Grands soirs et petits matins, film de montage terminé pour le 10eanniversaire par William Klein à partir des images qu'il a tournées dans les facultés, les rues et les usines. Récemment est ressorti du néant où il semblait avoir disparu un court métrage de Philippe Garrel, Actua 1, dont Jean-Luc Godard disait que c'était le plus beau film sur Mai. Godard lui-même a filmé en 1968, ce qui donnera naissance à Un film comme les autres, première réalisation signée du Groupe Dziga Vertov dans lequel l'auteur de La Chinoise a alors choisi de se fondre. Jacques Rivette affirmait de son côté que le seul véritable film de Mai 68, bien que filmé en juin, était l'effectivement inoubliable Reprise du travail aux usines Wonder, plan séquence de 10 minutes tourné par des étudiants de l'IDHEC, l'école de cinéma. Là s'expriment toute la tristesse et la rage d'une ouvrière que les cadres syndicaux veulent contraindre à reprendre un travail immonde, tristesse et rage en écho à la fin de l'espoir d'un changement radical qui avait fleuri durant les semaines précédentes. Ce film est à l'origine d'un autre rejeton cinématographique de Mai 68, selon une toute autre temporalité: la passionnante enquête menée en 1996 par Hervé Le Roux à la recherche de cette ouvrière depuis disparue comme la révolte qu'elle avait incarnée, Reprise. Quel Mai? Quel 68? L'idée de la très faible représentation par le cinéma des événements, au contraire de la photo et des affiches aussi nombreuses que célèbres, est fausse au regard d'un certain nombre de films qui étaient disponibles, mais ni vus ni considérés. Il s'agit en particulier de treize des dix-huit titres, pour la plupart des courts métrages, figurant dans le premier des deux coffrets édités par les éditions Montparnasse sous le titre Le Cinéma de Mai 68. Les films qui figurent dans ce coffret participent à l'un des déplacements qu'appelle la référence à cette époque. Il est en effet frappant que ceux qui souhaitent soit combattre les effets de ce qui s'est produit alors, soit le renvoyer à un passé révolu, insistent sur le mois de mai et les événements parisiens. En revanche, ceux qui y voient une référence pour des combats présents et futurs insistent sur des durées plus longues, qui selon les cas remontent au début de l'année, à 1967, à la mobilisation contre la guerre du Vietnam dès le milieu de la décennie, et se poursuivant au-delà, non seulement en juin, mais dans les années qui suivent. Les mêmes pointent l'inscription des événements d'alors dans une géographie plus vaste que l'axe Nanterre-Quartier latin, soulignant que «Mai» n'a été ni uniquement parisien ni surtout uniquement étudiant, mais le moment le plus spectaculaire d'une révolte au long cours, ayant mobilisé en profondeur des couches très diverses de la population, en France et dans de nombreuses autres parties du monde. Chris Marker, avant, pendant, après À cet égard, le travail dans le cinéma de Chris Marker, auquel une grande exposition et une rétrospective intégrale sont consacrées par la Cinémathèque française à partir du 3 mai, apparaît comme exemplaire. Stricto sensu, son activité durant le mois de mai 1968 se fond dans le collectif et passe surtout par la photo, et les montages de photos des Cinétracts anonymes. Mais la coordination du film collectif Loin du Vietnam en 1967, la réalisation avec Mario Marret d'À bientôt j'espère avec les syndicalistes de l'usine Rhodiacéta de Besançon, d'où naîtra le premier Groupe Medvedkine où des ouvriers s'emparent des outils du cinéma, la réalisation des films de contre-information On vous parle de après le mois de mai, jusqu'au grand film-bilan des années révolutionnaires dans le monde entier Le fond de l'air est rouge en 1977 fait écho à la véritable dimension de ce qu'on résume bien expéditivement sous le vocable de «Mai 68». Retours de flamme Il existe encore d'autres films, devenus quasiment invisibles depuis, et qui réapparaissent aujourd'hui à l'occasion du cinquantenaire. Qu'on ne les ait pas revus plus tôt, en 1988, en 1998, en 2008, accrédite l'idée d'un «retour de flamme 1968», le sentiment d'une plus grande prégnance de l'événement aujourd'hui qu'il y a 1dix, vingt ou trente ans. Cette prégnance tient à la conjonction de deux approches contradictoires: d'un côté, la volonté d'une relation patrimoniale, apaisée, à l'événement de la part de la France macronienne considérant qu'il s'agit d'un événement important de l'histoire du pays qui peut être commémoré comme un autre. De l'autre, la mise en avant d'une référence contestataire toujours active qui peut remobiliser celles et ceux qui s'opposent à la politique actuelle. Parmi les titres ressortis des limbes figurent ainsi La Belle Ouvrage de Jean-Luc Magneron, principalement composé de témoignages sur les brutalités policières, dont la sortie est prévue le 25 avril, le court métrage Paris Mai 68 de Heddi Khalifat et Charles Matton, longtemps considéré comme perdu, et surtout, en salles à partir du 2 mai, Pano ne passera pasde Danielle Jaeggi et Ody Roos, alors eux aussi étudiants de l'IDHEC. Mêlant documentaire et fiction, il est consacré à la grève de l'ORTF contre la confiscation de l'information télévisée par le pouvoir gaulliste. Beaucoup des situations et des interrogations de l'époque (certaines encore très actuelles: les non-dits de l'information, le rôle des partis et des organisations constituées, le rapport entre vie intime et action politique) traversent ce film à la forme volontairement débraillée. Mai 68 aura surtout été le déclencheur d'une pratique intense du cinéma militant, au cours des années suivantes, dans les usines, dans les quartiers, à l'école, à l'hôpital, autour des prisons (bien plus que dans les universités), qui utilise souvent les moyens alors naissants de la vidéo légère. |
Une pionnière en la matière reste Carole Roussopoulos, également grande figure du féminisme et de l'activisme LGBT. Un autre «effet 68» dans le cinéma se situe à l'intersection du grand écran et des arts plastiques, avec en particulier le Groupe Zanzibar, animé notamment par Jackie Raynal et où on retrouve Philippe Garrel, Pierre Clementi et le peintre Daniel Pommereul. La Cinémathèque de Toulouse présente un vaste programme associant ces deux tendances, militante et artistique, avec plusieurs vétérans de cette époque, dont le cinéaste Jean-Pierre Thorn, infatigable activiste autant que mémorialiste de cette époque. Un autre cinéma pour une autre société La «production» de cinéma par les événements, y compris sur le moment, est donc loin d'être aussi minime qu'on le prétend. Elle est cependant limitée. La raison principale tient à ce que, dans son ensemble, ceux qui faisaient le très dynamique et prolifique cinéma français de l'époque se sont alors, très délibérément, consacrés à autre chose qu'à faire des films: à essayer de réinventer le cinéma. Ce fut l'étonnante expérience des Etats généraux du cinéma, auxquels ont participé, un peu, beaucoup, passionnément, figures en vue de la Nouvelle Vague et représentants du cinéma plus établi, vedettes et techniciens, figurants et (certains) producteurs. Tandis que les étudiants de l'IDHEC allaient tourner des films, leurs aînés, dont certains avaient participé à l'interruption du Festival de Cannes «par solidarité avec les ouvriers et les étudiants» le 19 mai, débattaient sur un autre cinéma pour une autre société. Du 17 mai au 5 juin, les idées les plus innovantes, les plus raisonnables, les plus farfelues, les plus généreuses et impraticables, les plus contradictoires ont été élaborées et défendues avec fougue. Le microcosme du cinéma français, où s'était joué trois mois plus tôt une préfiguration de Mai avec l'Affaire Langlois, représente bien de nombreuses dimensions de ce qui s'est passé dans tout le pays à cette époque: libération de paroles entre personnes qui ne se parlaient pas, excès de langage, violences de certaines pratiques, inventivité débridée à propos d'enjeux de société, d'économie, de travail, de relations humaines, de culture, sur fond d'une croyance très profonde en la possibilité d'inventer un autre monde. Les États Généraux n'accoucheront jamais d'une proposition cohérente et rassembleuse. Ils auront toutefois permis la formulation d'un très grand nombre de propositions dont beaucoup trouveront ensuite des traductions ou des adaptations dans le système du cinéma français, en particulier après l'arrivée de Jack Lang rue de Valois. Ces mises en œuvre, dans les domaines du soutien au cinéma d'auteur et des salles Art et essai, de l'éduction au cinéma, des festivals, ont contribué et contribuent toujours significativement à la fécondité du cinéma français. Fantômes et chimères Un petit livre vient de paraître aux éditions Yellow Now, Les Fantômes de Mai 68. Il est composé d'images tournées durant les événements par deux autres étudiants de l'IDHEC, Michel Andrieu et Jaques Kebadian, et qui composent le film Le Droit à la parole (qui figure dans le coffret des éditions Montparnasse). Cosigné par Kebadian et Jean-Louis Comolli (qui a réalisé en juin 1968 avec André S. Labarthe Les Deux Marseillaises sur les élections de l'après-mai), le livre est composé de photogrammes au noir et blanc rendu fantomatique par le temps et une mauvaise conservation, images choisies par Kebadian, et du texte de Comolli. Celui-ci y exalte la force spectrale de ces images, et en fait la métaphore d'une présence elle aussi spectrale de Mai 68 dans le monde actuel. Un des aspects frappants de cette proposition est la ressemblance entre ses images et celles du seul film de fiction réalisé depuis et ayant réussi à évoquer cette période, Les Amants réguliers de Philippe Garrel (2005). L'étrange relation d'attraction et d'esquive entre Mai 68 et le cinéma s'est en effet poursuivie bien après. Les suites de Mai ont donné lieu à des œuvres importantes, de La Maman et la putain de Jean Eustache et Mourir à 30 ans de Romain Goupil à Après mai d'Olivier Assayas, ou encore Jonas qui aura 25 ans en l'an 2000 d'Alain Tanner, L'une chante, l'autre pas d'Agnès Varda, les films de Godard et de Rivette dans les années 1970, le cinéma de Jacques Doillon ou de Chantal Akerman. On constate en revanche l'incapacité du cinéma, en particulier du cinéma de fiction, de donner une évocation tant soit peu correcte des événements eux-mêmes. Sans mentionner le Redoutable crétin d'Hazanavicius, il est remarquable que ni Louis Malle (Milou en mai), ni Bernardo Bertolucci (The Dreamers) n'y soient parvenus. Les archives existent. Les images existent. Pourtant, quelque chose échappe. Quoiqu'on pense de l'actuelle présence massive de «Mai 68» —pour le glorifier, pour le condamner, pour l'embaumer ou pour considérer que cette référence est davantage un poids qu'un renfort à qui voudrait inventer l'avenir— la multiplicité des sens et l'imprécision des limites contribuent assurément à ce pouvoir de rémanence. C'est aussi ce dont témoigne la relation complexe entre les événements d'il y a cinquante ans et le cinéma. Jean-Michel FRODON first published in http://www.slate.fr/societe/mai-68-2018/cinema-films-garrel-godard-rivette |