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Tourne-t-on (vraiment) trop de films en France?
L’idée se répand, relayée par les médias. Cette affirmation cache des stratégies fondées sur une doxa gestionnaire.
L'actrice l’a dit au détour d’une phrase, mais Le Monde a cru bon d’en faire le titre de son entretien et de mettre la citation à la une de son édition du 24 avril. Relayant ce qui se répète désormais fréquemment dans la profession, Catherine Deneuve –qui accompagnait la sortie de L’Adieu à la nuit d’André Téchiné– énonce un constat de bon sens: «On tourne trop de films en France.»
Mais sous cette affirmation d’ensemble, les femmes et hommes d’affaires du cinéma français ont entrepris d’inquiétantes grandes manœuvres.
Le phénomène ne date pas d’hier. C’est au cours des années 1990 que le volume moyen de production de longs-métrages dits d’initiative française (production complètement ou majoritairement française) a doublé, passant d’une moyenne quasi-stable d’une centaine de titres par an depuis des décennies à toujours plus de 200 à partir de 2010 –ils sont 237 en 2018.
Ce boom, à nombre d’écrans pratiquement constant, et avec une bien réelle augmentation du public mais dans des proportions nettement plus faibles, s’explique principalement par des possibilités de financements accrus.
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Politiques publiques quantitatives
Ces augmentations de ressources, qui vont se poursuivre, sont dues aux politiques publiques, avec notamment l’ajout aux anciennes sources du compte de soutien géré par le Centre national du cinéma (CNC) (taxe sur les billets, sur les télévisions et sur la vidéo) de la taxation des fournisseurs d’accès à internet, les apports des nouveaux services télévisuels (chaînes de la TNT, Orange), l’ajout de financements régionaux, le crédit d’impôt.
Ardemment soutenus, sinon suggérés par la profession, ces changements ont pratiquement tout misé sur le quantitatif. Selon la doxa gestionnaire, les statistiques disaient la santé du cinéma national: ça augmentait donc c’était bon.
Le ventre mou de comédies et de polars fabriqués à la chaîne a gonflé, encombrant écrans et dispositifs de soutien.
À l’époque, et l’auteur de ces lignes en a fait à plusieurs reprises la cuisante expérience pour l'avoir affirmé il y a plus de dix ans (en particulier en 2006 et 2007), il ne faisait pas bon dire qu’on produisait trop de films en France: les porte-parole de la profession ne manquaient pas de se draper dans l'étendard de la liberté d’expression (mieux cotée dans ces milieux que la liberté d’entreprendre) et de dénoncer la censure qui voulait empêcher de s’exprimer les grand·es artistes du présent et du futur.
Il en résulte que le nombre de films où peut se déceler une ambition artistique n'a pas bougé et que le ventre mou de comédies et de polars fabriqués à la chaîne a gonflé, faisant de l’ombre aux précédents, encombrant les écrans et les dispositifs de soutien.
Le cinéma d’auteur en France, qui est –il faut apparemment le rappeler– la raison d’être des dispositifs publics relevant d’un ministère de la Culture, s’en est moins bien porté, la situation des meilleur·es cinéastes français·es est plus difficile aujourd’hui qu’il y a quinze ans et on a du mal à voir émerger de nouveaux cinéastes dignes de ce nom.
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La VOD, enfin
Mais voici qu’est apparu dans le paysage le nouvel eldorado de la VOD, avec Netflix comme signal le plus visible (pour l’instant). Ce qui ouvre de nouvelles perspectives. Une partie de cette production pléthorique ne pourrait-elle être dégagée sur ces nouveaux diffuseurs, sans venir encombrer les grands écrans?
Ce raisonnement a un précédent, pas en France (où, à l’époque, on considérait davantage le cinéma comme art et industrie) mais aux États-Unis et dans plusieurs autres pays. Ce précédent date de l’arrivée en masse des magnétoscopes, et on l’appelait alors DTV, pour direct to video. Il a permis aux studios d’éliminer les films auxquels ils ne voyaient pas un potentiel commercial suffisant, en les vendant directement dans les vidéoclubs. Et ainsi de marginaliser complètement l’idée même d’une diversité de films sur les grands écrans du pays, en même temps que des cinéastes et des œuvres.
Ces titres sont sortis sur de larges combinaisons d’écrans, pour des effets culturels nuls.
C’est le même processus qui menace désormais, en France, les films les plus audacieux, qui sont souvent ceux promis dans un premier temps à une vie commerciale limitée. Ils font pourtant aussi partie de ceux qui ont le plus besoin du grand écran, du dispositif de la salle, pour être vus comme ils le méritent.
Le dégagisme est de saison, mais il n’est nullement question d’expédier en direct-to-VOD les équivalents à venir –liste intuitive et non-exhaustive picorée dans les sorties françaises de 2018– de Brillantissime, Belle et Sébastien 3, Les Aventures de Spirou et Fantasio, Les Dents pipi et au lit, Gaston Lagaffe, Larguées, Amoureux de ma femme, La Fête des mère, Comment tuer sa mère, Ma reum, Neuilly sa mère sa mère, Ma mère est folle(décidément, les mères inspirent…), Ma fille (sic), Le Gendre de ma vie, j’en passe et des pas mieux.
Tous ces titres sont sortis sur de larges combinaisons d’écrans, pour des effets culturels nuls, souvent des résultats commerciaux médiocres, mais des budgets confortables (la rémunération de ceux qui les font) et des pitchs et des castings rassurants pour les financeurs.
Il ne s'agit pas d'éliminer Les Tuche ou Intouchable, le cinéma a besoin de films grands publics reposant sur des formules éprouvées. Il s'agit de réduire la prolifération maligne de produits générés par un système à l'origine vertueux, mais qui (comme tout système) a produit des effets pervers susceptibles de détruire sa principale raison d'être.
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Des garde-fou?
C'est le risque aujourd'hui. Et l’implicite mais déjà bien audible de l’hypothèse désormais considérée avec bienveillance par les professionnels et une partie des pouvoirs publics vise en fait les petits films, moutons noirs du business même si c’est en leur nom qu’a été bâti un système dont les principaux bénéficiaires acceptent de moins en moins de partager les avantages.
Et comme Catherine Deneuve a, bien sûr, raison, et qu’il y a trop de films, on voit venir gros comme un T-Rex le projet de l’envoi direct to VOD d’un nombre important de réalisations singulières, œuvres qu'on dit «fragiles»pour rester poli, alors que c'est le plus souvent dans cette fragilité-là que naissent les expressions innovantes, les propositions loin des poncifs, la richesse et le renouvellement d'une cinématographie.
Soutenir le cinéma suppose de ne pas s'appuyer en priorité sur les chiffres mais de privilégier la singularité des œuvres.
Inutile de préciser que ce destin n'a rien à voir avec l'achat de quelques titres de prestige par Netflix, et deviendrait rapidement au mieux un ghetto, au pire un mouroir. Et de toute façon la rupture d'un pacte, implicite mais fondateur, du droit d'accès à la salle des réalisations conçues pour elle –il y a bien sûr énormément de productions, ce qu'on appelle notamment les téléfilms, certains (pas beaucoup) de grande qualité, qui ne visent pas le grand écran.
Le débat sur le trop grand nombre de films est légitime, et même sans doute inévitable. Mais il importera alors d’élever de très solides garde-fous pour que cela ne se fasse pas au détriment des œuvres les plus originales.
C'est compliqué, mais c'est grosso modo ce que fait le système d'accompagnement public du cinéma en France depuis soixante ans, avec des résultats qui sont enviés un peu partout dans le monde. Cela suppose de ne pas s'appuyer en priorité sur les chiffres et les modélisations, mais de privilégier une attention à la singularité des œuvres. Peut-être à tort, on n’a pas du tout le sentiment que ce soit, cette fois, dans l’air du temps.
Jean-Michel Frodon
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