Festivali
Camera Lucida: Le souverain a des origines de cette île…?
Christine Bouteiller : Le pays est dirigé par le premier ministre Abe Shinzo (pro-nucléaire, droite réactionnaire), dont en effet la famille est originaire de Kaminoseki, préfecture dont dépend Iwaishima. C'est aussi cela qui rend la situation très complexe, car on pense que le projet de centrale implique sans doute des acteurs politiques et économiques proches d'Abe ou de sa famille, implantée dans la région depuis l'ère Meiji. Sur place, on a aussi appris que certains habitants d'Iwaishima ont protégé un temps son grand-père, Kishi Nobusuke, criminel de guerre de classe A, qui avait des attaches sur l'île. On ne sait pas exactement quels sont ces liens, mais ils doivent encore influencer les décisions de Abe à propos de l'île… sinon peut-être la centrale aurait-elle déjà été construite ? On ne sait pas. Mais là encore, c'est une situation typique du Japon où les clans et lignées "féodales" sont encore très actives et dessinent à la fois les territoires, l'économie et l'avenir du pays.
Camera Lucida: L'écho d'Hiroshima, mon amour est évident (mais dans un retournement géographique). Était-ce ton principe structurel et narratif fondateur ou ... il y a eu d'autres influences cinématographiques?
Christine Bouteiller: C'était vraiment un principe fondateur du film d'associer la démarche scientifique de Philippe Pelletier à la démarche poétique qui est la mienne. J'essayais de saisir ce que le géographe voyait et comprenait, et dans le même temps, j'étais traversée par beaucoup d'émotions et de pensées, des phrases de livres et de films qui m'ont marqués… Et cela modifiait ma perception au fur et à mesure du voyage. Cela pouvait me rendre subitement gaie ou mélancolique, m'inciter à des déplacements ou des pauses, provoquer des rêveries. J'avais envie de partager cela avec le spectateur, de manière presque frontale, comme un journal intime qui s'écrirait en direct, ou comme s'il y avait un micro dans ma tête au moment de telle ou telle scène.
J'avais aussi envie de rencontrer certains spectateurs au travers de références communes (Le Petit Prince, Hiroshima mon amour), de faire partager l'imaginaire riche que ces citations convoquent. Car quand on entend une seule phrase, c'est tout le livre ou tout le film qui nous revient en tête. C'est un ton, des personnages qui nous trottent dans la tête, nous accompagnent tout le film. Et cela nous met donc dans une certaine disposition pour recevoir la suite de l'histoire. C'est comme de reconnaître une langue et de se dire "ah oui, je connais cette langue, je connais ce pays, j'ai de bons souvenirs là-bas". Pour les personnes qui ne connaissent pas ces œuvres, c'est peut-être un peu plus lointain mais je crois en la force de la poésie de ces voix venues du passé. Ce sont comme des fantômes qui viennent peupler le film, nous donner des directions subtiles, voire des clés de compréhensions. C'est un peu égoïste, mais même si les ¾ des spectateurs n'accrochent pas avec ces références, moi elles m'ont aidée à porter cette histoire, et même à construire le film ! Quand Emmanuelle Riva dit "que veux tu faire d'autre à Hiroshima qu'un film sur la paix ?", cela me fait frissonner à chaque fois. Le film de Resnais date de 1959. Presque 60 ans plus tard, je ne viens pas à Hiroshima faire un film sur la paix, mais constater que l'angoisse est toujours là, que le peuple japonais n'a toujours pas complètement résolu cette question de "la paix" pour lui même. Et que cette angoisse résonne avec celles des peuples du monde entier.
Dans un autre registre : quand je vois Philippe Pelletier arpenter les rues et chemins japonais avec ses chaussures de marche, cherchant à rencontrer les gens, à discuter, à saisir l'atmosphère, à décrypter les paysages… j'entends la voix de Gérard Philippe et même je sens le poids (plume) du livre "Le Petit Prince" dans mes mains. Enfant je détestais la géographie que je classais dans les matières inutiles, mais j'adorais le Petit Prince. Le personnage du géographe dans le livre me semblait aussi détestable que mes profs, je lui en voulais de sa paresse à ne pas aller lui même sur le terrain pour faire sa géographie, plutôt que d'envoyer le Petit Prince sur Terre. Philippe Pelletier m'a en quelque sorte réconciliée avec le personnage du géographe. (sourire)
Il y a aussi d'autres citations plus discrètes, comme celle de Mishima ("Ce qui compte dans l'homme c'est l'énergie, il faut qu'un homme ait de l'énergie" qui évidemment peut avoir plusieurs sens dans l'histoire d'Iwaishima), qui est un auteur controversé au Japon, mais dont l'écriture a une puissance folle. Et peut-être encore un peu plus obscur : l'extrait de "Sans Soleil" de Chris Marker, que l'on entend à peu près à la moitié du film, à un moment où nous tentons de décoder les nouvelles tendances sur l'île avec les nouveaux habitants. Je me devais de faire cet hommage à ce film, qui m'a inspiré plusieurs réflexions sur le Japon (dans le monde, au regard de la question de la modernité…) et auquel j'ai emprunté un trait de forme : "il dit, il écrit", qui répond au "Il m'écrivait" dans Sans Soleil. J'avais besoin d'instaurer, dans la voix off, une forme de conversation avec le géographe, qui respecte sa parole scientifique et ma volonté poétique. Sans Soleil m'a donné une solution. Enfin je n'ai pas pensé tout de suite à utiliser ma propre voix, l'évidence s'est imposée en cours de montage quand je me suis rendu compte qu'il fallait assumer moi-même ces mots, qu'ils soient incarnés… J'ai longtemps résisté car je craignais que cela fasse "prétentieux" ou qu'on l'entende comme un commentaire de reportage, même si le texte était très travaillé. C'est Eric Thomas, le musicien du film, qui m'a fait réaliser qu'il fallait considérer les voix (la mienne, celle de Philippe Pelletier, celle d'Etsuko qui dit les phrases en Japonais… et toutes les autres voix du film, y compris les citations) comme des matières sonores, au même titre que la musique. J'avais envie de créer un "bain de voix", dans lequel se plonger, une incitation à la rêverie. D'où aussi, certaines répétitions, des phrases plus appuyées. Je vois cette composition comme une composition musicale, qui prendrait le film comme support. Florence Hermitte, la monteuses son et mixeuse du film, a aussi été d'une grande aide dans la mise en place de cette bande sonore complexe.
Camera Lucida: Quelle réception attends-tu dans le contexte japonais ?
Christine Bouteiller : Le film vient d'être traduit en japonais et montré pour la première fois (6-12 décembre 2019) au festival du film d'agriculture et d'environnement à Hiroshima. Nous savons déjà qu'à l'issue de la première projection, des spectateurs ont contacté des gens de l'île pour se rendre sur place et s'associer à leur combat ! Nous espérons que ce film puisse modestement contribuer aux efforts des habitants. A priori des projections devraient être organisées en mai 2020. Nous aimerions y assister, d'autant que cela devrait correspondre à la relance des prospections par Chuden, et que nous souhaiterions pouvoir nous mobiliser auprès des habitants… pour l'instant nous cherchons des financements pour organiser ce voyage. A bon entendeur.
Mais nous savons déjà que le film est très bien reçu par les habitants de l'île, qui nous ont confié s'y retrouver totalement. Après avoir été si dubitatifs au début de notre rencontre, ce n'est pas un petit compliment !
Camera Lucida: Des films comme celui-ci pourraient-ils réellement influencer notre réalité sociale, ou du moins notre perception de celle-ci?
Christine Bouteiller : Je n'ai jamais eu envie de faire un film militant, car même si certains films militants sont très beaux, je crois que tenter de convaincre ou de faire changer les mentalités par un film ne marche pas, la plupart du temps. Du moins, si c'est la seule matière du film. Un film doit exister pour lui même, il n'a pas d'autre message à délivrer que l'histoire qu'il raconte, que les images qu'il montre, que les sons qu'il fait entendre. En revanche, je crois en la puissance de la poésie. Aux idées subtiles qui transitent au travers de nos créations, et qui vont toucher ailleurs que dans notre cerveau, au niveau de notre sensibilité. Les études scientifiques le disent : nos meilleurs apprentissages se font par nos émotions. Si l'on n'est pas touché, on ne retient rien.
Par ailleurs j'ai un esprit assez scientifique et je suis convaincue par les faits : ceux du réchauffement climatique, le fait qu'une catastrophe comme Fukushima soit irréparable sur le long terme, etc… Je n'ai pas besoin que l'on cherche à me convaincre : si l'on me donne des faits clairs et démontrés, et que je suis touchée, je m'engage. C'est ce que je m'attache à faire dans mes documentaires : présenter des faits le plus clairement possible, sans artifice, comme en cinéma direct, et trouver un chemin entre la réalité brute et le sensible. Des voies poétiques, rêveuses. Respectueuses aussi, des personnes et des points de vues. Et que de cette combinaison, naissent la réflexion, la discussion.
Quels que soient les festivals ou les lieux de projection, les Q&A après le film sont souvent animés, et cela me plaît beaucoup. Quand je sens que le film a, à un endroit, un tout petit peu ébranlé des certitudes, ou piqué des curiosités, étonné, ému. Que cela va faire son chemin, qu'au final telle réflexion va être partagée, discutée en famille, entre amis, entre collègues. Même si le lendemain les gens ont oublié le titre du film ! Mais je crois que c'est comme cela que les mentalités changent profondément : en sous-terrain, pas d'un coup mais à tous petits pas.
Camera Lucida: Que signifient pour toi les festivals comme BIFED?
Christine Bouteiller : Les festivals sont très importants pour les réalisateurs et les producteurs. C'est quasiment l'unique moyen – à part être coproduit par une chaîne de TV – de faire connaître notre travail, et de le confronter au regard d'autres professionnels. Souvent les réalisateurs sont obsédés par les gros festivals internationaux, et extrêmement déçus si leur film n'y figure pas.
Or il y a un vrai sens au maillage des festivals plus petits, thématiques ou non. D'abord parce qu'ils couvrent de larges territoires, et permettent à des publics qui n'auraient pas nécessairement accès aux grands festivals, de découvrir des œuvres de qualité. Et aussi, parce que cela permet à des films qui ne sont pas toujours dans les critères des "grands" festivals, mais qui sont quand même de bons films, d'avoir une existence réelle, de rencontrer leur public dans des conditions plus proches, plus intimes. Par ailleurs, je suis toujours époustouflée par l'accueil chaleureux qui est réservé aux réalisateurs dans ces festivals, qui souvent fonctionnent avec peu de moyens et des équipes bénévoles. A Bozcaada, nous étions comme des coqs en pâte ! Loin de l'anonymat que l'on rencontre parfois dans de plus grosses organisations.
Enfin cela donne de formidables occasions de rencontrer d'autres réalisateurs de partout dans le monde, et d'échanger sur nos projets, nos métiers. C'est très régénérant, d'autant que ce sont des métiers où nous travaillons souvent très longtemps sur nos projets, en vase clos, et dans une certaine solitude. Les festivals sont de vrais bols d'air frais, ils donnent une vraie reconnaissance aux auteurs et aux films, et de tous ces points de vue le BIFED est exemplaire.
Camera Lucida: Que signifient les prix pour les cinéastes?
Christine Bouteiller : Les prix sont aussi très importants car les documentaristes ont besoin de cette reconnaissance pour exister. Les prix augmentent les chances échelle, de séduire d'autres festivals. En particulier, je suis extrêmement fière de la Mention Spéciale reçue au BIFED. Je crois que c'est le prix qui m'a le plus fait plaisir jusqu'ici. Il ne devait y avoir que 3 prix décernés, la sélection était de très grande qualité aussi je ne m'attendais pas à recevoir quoi que ce soit… Si j'ai bien compris, le jury avait désigné 3 prix mais ils ont insisté pour que mon film soit également récompensé, perturbant les règles du festival ! Cela n'a pas été simple d'ailleurs, il apparemment fallu convaincre les organisateurs… J'avoue que – esprit de transgression oblige - ce "hold-up" m'a beaucoup plu (sourire). du film d'être vu à plus large
Je me suis dit que le jury avait véritablement été touché par ce film pour se donner cette peine. Je le vis comme un très beau cadeau, une grande reconnaissance de la part de ces artistes et professionnels de qualité, et je les remercie (ainsi que le BIFED pour avoir finalement accepté de délivrer ce prix)
Camera Lucida: Au BIFED, sur 4 prix de compétition internationale, 2 ont été reçus par des femmes cinéastes (Ovacik étant presqu’une équipe féminine complète), atteignant une sorte d'équilibre entre les sexes. Qu'est-ce que cela signifie pour toi d'être une cinéaste / artiste dans l'industrie à prédominance masculine: à quel point est-ce difficile ? Que penses-tu du mouvement #metoo?
Christine Bouteiller : Comme toutes les femmes, je ressens souvent des jugements et parfois des discriminations dans ce milieu professionnel qui, comme tant d'autres, est très macho. Il faut toujours que nous, femmes, nous montrions bien meilleures que nos confrères, pour nous retrouver à niveau (de salaire, de reconnaissance) égal. Je crois qu'assez vite, j'ai intérieurement décidé que le fait d'être une femme ne serait jamais un problème. Et que moi-même, je ne me considérerai jamais comme inférieure à un homme (ni à quiconque d'ailleurs !). Concrètement, cela veut dire être vigilante, ne pas se laisser avoir par certaines "habitudes" sociales, et refuser tout comportement déplacé, toute situation injuste dans le contexte professionnel et autre. Cela peut créer des tensions. Mais cela peut se faire subtilement, avec humour. Je crois que le fait que je tienne cette position de manière ferme mais plutôt "tranquille" me préserve de beaucoup de désagréments. Certaines femmes ont besoin de s'affirmer comme femmes, avec leur différence de genre, pour lutter contre les discriminations. On entend beaucoup parler de sororité, un concept que je trouve intéressant mais dans lequel je ne me reconnais pas trop. Pour ma part, je ne suis pas de nature très féminine, j'ai sans doute autant d'amis proches hommes que femmes, etc… Mon rapport aux autres est plutôt "gender blind", et je crois que j'attends que l'on me considère de cette manière.
Pour autant je comprends la nécessité du mouvement #metoo, et j'applaudis le courage des femmes qui prennent la parole. Il fallait que cela advienne, pour que les sociétés à venir puissent se regarder en face. Ceci étant, je ne pense pas que cela doive conduire à une défiance perpétuelle entre les femmes et les hommes. Personnellement, j'ai la chance de ne pas avoir vécu de situation de harcèlement ni d'agression (du moins dont je n'aie pu me défendre), et je crois avoir des rapports plutôt équilibrés avec les hommes et les femmes. J'ai l'impression que l'on vit mieux dans un monde où l'on peut se parler et se respecter... Ceci étant, j'ai bien conscience que c'est facile pour moi de dire cela à cette époque, et dans le pays dans lequel je vis ! C'est pourquoi j'essaie toujours de mettre en avant des personnages de femmes dans mes films. Des femmes dont la force et l'énergie, la dignité au vu de leur contexte de vie, forcent le respect. Je m'efforce de donner un écho à leur parole, puisque moi j'ai la chance de pouvoir m'exprimer librement… Chacun peut faire quelque chose à son niveau, pour aller dans le sens d'un monde plus juste et équilibré.
C'est pourquoi je suis heureuse que 2 prix sur 4 aient été remis à des femmes au BIFED. Je suis particulièrement heureuse pour la réalisatrice et la productrice d'Ovacik, qui ont fait l'exploit de réaliser ce film étonnant, politiquement important, dans un contexte difficile et avec peu de moyens. Elles fourmillent d'idées et d'énergie, j'espère que cette reconnaissance leur donnera l'impulsion de lancer un nouveau projet !
Camera Lucida: Ton travail comprend également des vidéos, des films pour la télévision, diverses institutions et entreprises. Comment décrirais-tu toutes ces différentes expériences, par rapport à un film documentaire?
Christine Bouteiller: En fait je travaille de plus en plus rarement en tant que réalisatrice pour la TV ou des institutions, car je prends peu de plaisir à faire des films de commande… La réalisation documentaire demande tant de temps, d'énergie, d'investissement etc… que si cela me permet d'exprimer des idées personnelles, à ma manière, je n'y vois pas beaucoup d'intérêt. Par ailleurs j'ai un peu de mal avec les relations hiérarchiques, aussi j'évite de me mettre dans ces situations (sourire)
En revanche je suis également monteuse, et cela me passionne de m'investir dans les projets des autres, presque autant que sur les miens ! C'est vraiment très riche d'accompagner la démarche artistique d'une autre personne, à cet endroit précis qu'est le montage, la construction du film, trouver sa forme. Ces autres projets nourrissent véritablement les miens, ils me donnent du souffle et souvent de l'inspiration.
Camera Lucida: Et le prochain projet?
Christine Bouteiller: Rien de précis pour le moment… sans doute pas un film en tous cas. J'ai surtout envie d'écrire !
Maja Bogojević