Lucidno
«Gloria Mundi», la danse macabre du néo-libéralisme
Une silhouette sombre au loin dans la rue qui rentre, à l'aube, du travail. Elle cristallise le vertige noir qui traverse de part en part le vingt-et-unième film de Robert Guédigian.
On connaît bien et on ne connaît pas cette silhouette. C'est celle d'Ariane Ascaride, et c'est celle d'une femme, Sylvie, comme jamais l'actrice n'en avait incarnée. Une sorte de guerrière du quotidien, ratatinée par la dureté de la vie, accrochée comme une arapède à la poignée des siens –ses deux filles de deux pères différents et leurs maris–, et à la survie de ce cercle. Plus rien d'autre ne compte.
Ariane Ascaride qui insulte ses collègues chargé·es du ménage à l'hôpital, en grève pour un peu moins de misère, est le concentré d'un degré de détresse dont Gloria Mundi est le constat brûlant. Une détresse qui n'est pas seulement, pas d'abord, matérielle.
À Marseille, une petite fille est née. Elle se prénomme Gloria. À Rennes, son grand père sort de prison après une très longue peine. Sur TF1, Emmanuel Macron fait l'éloge des «premiers de cordée». Partout, la financiarisation et l'ubérisation gagnent les sphères les plus intimes. Voilà le mundi où se déroule le film.
Des personnages en deuil
Dans le précédent film de Robert Guédiguian, La Villa, pourtant loin d'être optimiste, il y avait malgré tout quelque chose de joyeux dans les retrouvailles avec sa troupe: Ascaride bien sûr, mais aussi Darroussin et Meylan, rejoints par de dignes représentant·es de la génération suivante, Anaïs Demoustier et Robinson Stévenin.
Pour les trois premiers en particulier –Meylan et Darroussin jouant les rôles des pères des deux filles d'Ariane Ascaride–, il y a au contraire dans Gloria Mundi quelque chose de tragique dans leurs retrouvailles. Comme si tous trois étaient en deuil de ce qu'ils et elle ont incarné et traversé ensemble, comme comédien·nes et comme personnages.
En faisant ainsi appel à nouveau aux mêmes acteurs et actrices, Guédiguian inscrit cette nouvelle réalisation dans une histoire longue, et mesure le chemin parcouru –pas dans la bonne direction.
Aurore (Lola Naymark) et son mari Bruno (Grégoire Leprince-Ringuet) ont le cynisme en commun. | Ex Nihilo
Le film accompagne ainsi les tribulations de deux couples: celui joué par Anaïs Demoustier et Robinson Stévenin, les parents de Gloria, et celui de la fille d'Ariane Ascaride et Jean-Pierre Daroussin, jouée par Lola Naymark, mariée à un affairiste à la petite semaine (Grégoire Leprince-Ringuet), dont elle partage le cynisme conquérant, dévorant.
Un monde où chacun est comme mort
Sous le signe d'une addiction généralisée au fric, au sexe, à la came, à la frime, à la marchandise, c'est un état du monde d'après la catastrophe que dépeint le cinéaste de l'Estaque. Pas chez les grands fauves de la finance et du glamour, mais au ras du bitume de nos villes et de nos bourgs.
Nicolas (Robinson Stévenin), Aurore (Lola Naymark), Mathilda (Anaïs Demoustier), la petite Gloria, Richard (Jean-Pierre Darroussin), Daniel (Gérard Meylan) et Bruno (Grégoire Leprince-Ringuet): une famille décomposée. | Ex Nihilo
Il y aura des rebondissements, des coups de théâtre, de l'émotion et de la violence. Il y aura les ressources d'un drame centré sur cette famille recomposée, mais plus encore décomposée, et les conflits qui la traversent.
Mais ce drame advient dans un monde, fort réaliste au demeurant, qu'on dirait le royaume des ombres. Un monde où chacun est déjà comme mort d'avoir perdu le sens de ce qui le faisait humain, vivant.
Misère et ubérisation
Dans le film, il faut le retour d'un spectre plus ancien, l'ex-taulard joué par Gérard Meylan, pour débloquer par la violence et la ruse une situation inextricable à force de perte des repères.
Au cœur de cette perte, et en étant sa figure même, par-delà les turpitudes des uns et des autres, il y a donc Sylvie. Elle donne corps à cet état du monde où les plus exploité·es deviennent les gardien·nes de leur propre misère, où la dépendance a été intériorisée comme une fatalité. En ce sens, Gloria Mundi fait diptyque avec Sorry we missed you de Ken Loach, dont les personnages principaux, soumis à l'ubérisation de l'existence, n'envisagaient aucune alternative à leur sort.
Avec clairement en ligne de mire l'éloge des gagnant·es promu par le discours de nos actuels dirigeants, Guédiguian fait plus qu'ajouter un nouveau chapitre à son œuvre au long cours, en pleine cohérence avec l'ensemble.
Les déplacements qu'il y inscrit, à commencer par le personnage de son actrice de toujours, depuis Dernier été en 1980, pointe ce qu'il y a de nouveau, ou au moins d'une gravité inédite dans l'état contemporain d'un capitalisme déchaîné, et son corollaire, la destruction des formes de solidarité, sociale, familiale, affective, qui lui ont historiquement fait pièce par le passé.
Jean-Michel Frodon
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