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«Les Enfants d'Isadora» ou le cinéma qui danse
Tout de suite, c'est là. Impalpable et évidente, une grâce précise, une qualité du geste. Sans rien savoir du film, on se doute à la simple lecture du titre qu'il y aura maille à partir avec la danse.
De fait, lorsque Agathe Bonitzer lit dans un café les mémoires de la chorégraphe Isadora Duncan, plus exactement le récit par la grande danseuse américaine de la mort de ses deux enfants, noyés dans la Seine à la suite d'un accident de voiture, la danse est déjà présente.
Pas du fait de l'artiste qui est alors, au début du XXe siècle, en train de contribuer de manière décisive à l'invention de la danse contemporaine. Mais dans la manière de filmer de Damien Manivel. Dans la présence de l'actrice. Dans ce qui se joue entre elle, la mise en scène, elle, Agathe B., et elle, Isadora D.
Cette scène d'ouverture est comme ces premiers pas qu'esquissent des danseurs avant que commence véritablement le premier mouvement d'un ballet, ce délicat et bouleversant ballet en trois actes que sera Les Enfants d'Isadora. Un prélude où, secrètement, se trouverait déjà tout ce qui est encore à venir.
Contre la mort, la justesse du geste
Ce qui est à venir est, malgré l'apparente absolue modestie du film, d'une ampleur immense. Il s'agit du travail, et il s'agit de la mort; il s'agit du deuil et de la manière dont des œuvres peuvent affronter l'abîme insondable de la douleur.
Il s'agit des puissances souterraines et sidérantes de la vie, et de sourcières qui en détectent les possibles résurgences. Qui parfois en permettent les triomphants jaillissements, même dans la pénombre d'une marge.
Technique, mémoire, sensibilité: la jeune danseuse (Agathe Bonitzer) à la recherche des gestes justes. | Shellac
La jeune danseuse parisienne travaille, étudie, réfléchit, essaie. S'épuise, se perd, recommence. Avec l'attention sensible qu'on lui connaît depuis ses débuts, et dont ses deux premiers longs-métrages, Un jeune poète et Le Parc, ont offert des manifestations éclatantes, le réalisateur capte les énergies, les doutes, le courage, la fatigue.
Cela se passe dans une main, dans un pied, dans un geste qui cherche à s'arrondir, à se ralentir. Futile? Il s'agit de la souffrance d'une mère face à la mort de ses enfants. Et de ce qu'elle, il y a si longtemps, avec des moyens si particuliers, si codés, a pu faire de ça. Pour elle-même, bien sûr. Mais aussi pour tout le monde, alors et maintenant.
Ailleurs et autrement
Maintenant on est ailleurs –on comprend que ce film merveilleux avec la jeune chorégraphe jouée par Agathe Bonitzer n'était que la première partie. On s'inquiète qu'une note si juste puisse être tenue ailleurs, autrement.
Mais voici que deux personnes entrent dans l'un de ces lieux culturels comme on en trouve beaucoup en France, temples un peu froids, un peu datés et dont il faut pourtant se féliciter qu'ils existent, une maison de la culture ou un endroit de ce genre.
Manon, qui apprend, et Marika, qui transmet, s'immergent ensemble dans ce qu'a légué Isadora. | Shellac
Là entrent une femme italienne (la chorégraphe Marika Rizzi) et une adolescente, Manon (Manon Carpentier), qui se trouve «en situation de handicap mental», selon l'affreuse formule homologuée.
Elles vont travailler La Mère, le solo composé par Isadora Duncan après la tragédie du 19 avril 1913. Elles sont seules –seules chacune, seules ensemble, seules avec la musique de Scriabine et les gestes qui disent un adieu qui ne veut rien oublier et pourtant retrouver pied dans la vie.
C'est loin de la première partie, comme une embardée. Et puis, petit à petit, tandis que la jeune Manon approche de ce qu'elle possède déjà sans le savoir encore, résiste et s'élance, un autre chemin s'ébauche, à partir des mêmes propositions venues d'il y a cent ans.
Sa tutrice travaille sur elle-même comme l'y incite son élève, tout autant qu'elle conduit l'adolescente. Par un tout autre chemin on s'approche de la même grâce que celle que cherchait Agathe, du même «tenu» comme en apesanteur. La mer et le vent aideront Manon et Marika à mieux bouger à l'unisson. Manon peut danser en scène, devant un public.
La grande dame noire
Dans le public, il y a une femme. Elle est grande, elle est forte, elle est noire. Quand c'est fini, elle rentre à pied dans la nuit de cette banlieue triste, s'arrête à la pizzeria encore ouverte manger un truc, retrouve son appartement dans un immeuble qui n'a rien de folichon.
La spectatrice (Elsa Wolliaston) rapporte à la maison l'émotion de ce qui a été donné ailleurs. | Shellac
Cette femme a tout d'un monument: une puissance qui sait la fragilité, une légèreté et une détermination qui d'emblée en imposent. Cette femme est un monument.
Elsa Wolliaston, jamaïcaine et américaine vivant en France, est une grande figure de la danse contemporaine africaine. Elle fut aussi l'actrice d'un merveilleux court-métrage de Manivel, La Dame au chien (accessible en ligne), quand le jeune réalisateur s'éloignait de sa première pratique, celle de danseur.
Ou plutôt, est c'est ce que cristallise si heureusement Les Enfants d'Isadora, quand Damien Manivel commençait de découvrir comment danser la mise en scène de cinéma.
Du chemin parcouru en trois étapes dans le film, la troisième, la plus simple apparemment, qui se contente d'accompagner cette femme seule, dans la rue et chez elle, libère toute la richesse ambitieuse.
Grâce à la présence d'Elsa Wolliaston, grâce aussi à tout ce qui est advenu avant, le véritable enjeu du film devient évident: la présence de la danse dans le quotidien, y compris celui qui peut sembler banal.
Dans un monde abîmé
Les Enfants d'Isadora, c'est la promesse, dans le monde, avec les autres, en soi-même, de la possibilité d'une élégance du geste, d'une harmonie de formes, d'un accord entre des rythmes intérieurs et extérieurs. Ce film a su nous approcher de cela; il inspire une infinie gratitude.
Qu'il sorte en salle le même jour que deux films importants habités par les fracas et les terreurs du monde actuel, Les Misérables de Ladj Ly et Terminal Sud de Rabah Ameur-Zaïmèche, ne rend pas le film de Damien Manivel marginal ou mineur.
Outre qu'à eux trois ils témoignent d'une créativité du cinéma en France dont il faut se féliciter, Les Enfants d'Isadora, film contemporain porté par quatre femmes aussi magnifiques que différentes, explore avec des moyens exigeants les possibilités d'habiter encore dans ce monde abîmé, qu'il n'ignore en rien.
Jean Michel Frodon
First published in:
http://www.slate.fr/story/184245/cinema-critique-enfants-isadora-damien-manivel-danse