Lucidno
Le cinéma au défi des multiples enjeux
de la chute du Mur
L’ANGE DAMIEL (BRUNO GANZ) DANS LES AILES DU DÉSIR DE WIM WENDERS (1987).
Trente ans après l’événement qui a symbolisé l’effondrement du bloc communiste, il apparaît que le cinéma aura eu bien des difficultés à prendre la mesure du tournant historique.
Cela se prononce comme un seul mot: «lachutedumur». Mais on n’est pas très sûr de ce qui est ainsi désigné. Au moins trois événements, évidemment liés, mais de natures très différentes: l’événement précis advenu le 9 novembre 1989, la réunification de l’Allemagne le 3 octobre 1990, la désarticulation du «Bloc de l’Est» qui culmine avec la disparition de l’Union soviétique le 26 décembre 1991.
Cette confusion se retrouve d’ailleurs dans les nombreuses listes, plus ou moins semblables, par exemple ici ou ici, recensant les «films de la chute du Mur».
Il faut dire que le franchissement euphorique de la frontière de béton et de barbelés par les habitant·es de Berlin-Est il y a trente ans a donné lieu à des images diffusées en direct par toutes les télévisions du monde, et avec lesquelles le cinéma ne pouvait pas rivaliser.
Il s’y est d’ailleurs très peu essayé. Les images «réelles» étant si présentes dans les mémoires qu’il aurait été vain de faire rejouer la scène. Les quelques fictions qui évoquent cet événement préfèrent, à juste titre, montrer des images d’archives.
Le Mur de Berlin avait, au cours des décennies précédentes, inspiré, en Occident, de nombreux films, associant le plus souvent récit d’espionnage et discours anticommuniste –exemplairement Le Rideau déchiré d’Alfred Hitchcock. Le meilleur dans le genre, marchant dignement sur les traces du roman de John Le Carré dont il est l’adaptation, reste sans doute L’Espion qui venait du froid de Martin Ritt (1965).
Pas grand-chose de mémorable côté est-allemand –le plus intéressant, Le Ciel partagé de Konrad Wolf (1964), se passe en RDA mais avant la construction du Mur.
Après, en guise de bilan, il y aura eu, à la fois sérieux et archi-prévisible, tant sur le plan politique d’artistique, Les Années du mur de Margarethe von Trotta, traduction fictionnelle de l’histoire du pays divisé.
L’Allemagne d’après
Parmi les films évoquant la suite en Allemagne même[1], Good Bye Lenin! de Wolfgang Becker (2003) offre l’exemple d’un paradoxe typique du cinéma à sujet «politique».
Au-delà de son intrigue familiale, le scénario est en effet une intéressante construction sur le jeu des apparences et des illusions ayant accompagné la réunification.
Good Bye Lenin! de Wolfgang Becker. | Via Océan Films
Mais la réalisation est si conventionnelle qu’elle entraîne une réception paresseuse, elle aussi d’un simplisme convenu, qui ne fait plus dire au film que ce qu’il est admis de devoir penser avant d’y être allé voir –en résumé: hou lala, comme c’était mal, l’Allemagne de l’Est.
Un phénomène comparable s’est produit cet été avec le deuxième film d’un réalisateur, Florian Henckel Von Donnersmarck, dont la première réalisation, La Vie des autres, jeu truqué sur l’intrusion dans l’intimité, vaudeville paranoïaque, ne disait au fond pas grand-chose de l’Allemagne ni passée ni présente, ce qui semble-t-il convient à tout le monde.
Mais le troisième film de FHvD, L’Œuvre sans auteur, reposait, lui, sur une idée forte, celle de la continuité entre l’esthétique nazie et le réalisme socialiste de la RDA pourtant entièrement construite sur un discours antinazi.
À nouveau, une réalisation à la truelle, tout aussi académique que les créations qu’il dénonçait, désamorçait une piste pourtant intéressante, bien au-delà du seul domaine des arts, notamment dans celui de l’urbanisme ou même de l’organisation sociale.
Thriller ou romance, et si possible mélange des deux, les autres films récents, du Tunnel de Roland Suso Richter (2001) au Barbara de Christian Petzold (2012), font de l’Allemagne de l’Est une sorte de Mordor où règne un Sauron rouge qu’il faut évidemment fuir à tout prix.
Le régime est-allemand n’est plus l’ennemi bien réel, même si décrit de manière plus ou moins caricaturale, de l’époque du cinéma de propagande anticommuniste des années d’avant la chute, mais un synonyme abstrait et pratique du Mal.
Contrepoint en mineur, quelques documentaires des années post-réunification ont évoqué la réalité de l’existence en RDA, comme Derrière le mur la Californie de Marten Persiel (2015), qui sans complaisance aucune pour la dictature est-allemande montre du pays et de ses habitant·es des visages autrement nuancés.
Il reste alors deux ensembles véritablement ambitieux, cinématographiquement et politiquement, ayant tenté de penser les conséquences de l’événement «lachutedumur» dans ses multiples dimensions. Le premier est un diptyque allemand, le second un quatuor international, mais surtout français. (…)
Un diptyque rédempteur
En 1987 et 1993, Wim Wenders réalise deux films, Les Ailes du désir et Si loin, si proche. Ensemble, ils «réfléchissent» (à tous les sens du mot) à la fois ce qu'a été le Mur, ce qu'a été ce pays coupé en deux, et ce qui se joue dans la destruction joyeuse du premier et la réunification douloureuse et instable du second.
Willem Dafoe et Nastassja Kinski dans Si loin, si proche! de Wim Wenders. | Capture écran
Il y est question d'anges et d'amour, de musiques et de spectacles, d'espaces déshérités et de trafics, on y chercherait en vain des métaphores politiques littérales et des rappels d'événements de cette actualité récente à laquelle le cinéaste n'a pas participé –il était au fin fond d'un désert australien en novembre 1989, tournant Jusqu'au bout du monde.
Le premier film n'est pas à proprement parler prémonitoire, et le second n'est pas un bilan de ce qui s'est produit. Chacun, avec les moyens de la mise en scène et de la fiction, sont deux capteurs sensibles des souffrances et des inquiétudes, des espoirs et des désillusions, qui travaillent à la fois une ville, un pays, un continent (ce sont deux grands films d'Europe) et un état du monde.
Et, commentant peu après ce qui venait de se produire, Wenders déplaçait en cinéaste la question politique de la réunification, en affirmant ce que l'histoire n'aura depuis trente ans cessé de confirmer, notamment dans l'ex-RDA: «La tâche à réaliser en Allemagne est plutôt une tâche temporelle. Il s'agit de rapprocher deux espaces temporels.»[2]
En 1990-1991, quatre films réalisés par des non-Allemands trouvent en même temps quatre formes de réflexion qui, pour être immédiates, demeurent sans doute les plus lucides.
Elles réunissent ce qu'on pourrait tenir pour un carré d'as du cinéma comme arme de pensée face à l'actualité: Jean-Luc Godard, Marcel Ophuls, Chris Marker et Robert Kramer.
Un carré d'as
Racontant le tournage d'Allemagne 90 Neuf zéro, où un vieil espion américain infiltré à l'Est rentre chez lui, sa mission ayant perdu toute raison d'être, Jean-Luc Godard résume: «Je dis à Eddy Constantine: “Marche un peu dans ce décor et puis on verra...”»[3]. Et on voit.
On voit la laideur à l'ancienne et celle qui monte au présent. Les histoires romanesques et la pensée d'un monde meilleur, cheminant sans but le long des routes. La rose blanche de l'antinazisme allemand sur laquelle roulent les Mercedes. Don Quichotte et les dragons de la Ruhr.
L'art du collage, l'humour et la mélancolie de Godard se donnent la main pour transformer le voyage du vieil homme, du vieux héros d'un récit d'aventure désormais obsolète, en interrogation sur les méandres de l'Histoire, et propositions ouvertes, vers le passé comme vers l'avenir.
Un an après la chute du Mur, Marcel Ophuls est sollicité par la BBC pour travailler à partir de leurs images de l'événement. Il le fera sous le haut patronage de Humpty-Dumpty, «celui qui tombe du mur», mais aussi celui qui, dans De l'autre côté du miroir, dit à Alice: «Quand j'utilise un mot il signifie exactement ce que j'ai décidé qu'il signifie, ni plus, ni moins. [...] La question est de savoir qui est le maître».
Avec son art inimitable de l'implication personnelle, et volontiers joueuse, dans le travail de montage d'archive et d'interviews, Ophuls compose avec November Days (1991) une fresque qui à la fois raconte ce qui s'est passé, en interroge les représentations, confronte sur un air de Gershwin ou de Cabaret les anciens et les nouveaux discours-maîtres.
Des derniers dirigeants de la RDA à des quidams parfois affectueusement ou ironiquement transformés en personnages exemplaires, l'électron libre Ophuls circule entre les formules toutes faites. Il les dynamite d'une saillie, convoquant ses propres souvenirs et impressions, et les émotions qui, même légitimes, menacent de mener droit à des lendemains qui déchantent.
En à peine plus de vingt minutes, Chris Marker condense dans Berliner Balade les réactions à chaud autour de la destruction du Mur, l'immédiate marchandisation des tout nouveaux et déjà falsifiés vestiges de l'Est.
Il enregistre au vol la réalité des misères venues de l'Est de l'Europe, réalité et misères que l'Ouest va s'évertuer à mal traiter, et la mémoire d'un courage et d'une créativité de la dissidence qui sait déjà devoir dès lors se diluer dans un conformisme consumériste et sans horizon.
Avec la virtuosité de montage qu'on lui connaît, et une émotion qu'il ne laissait pas souvent paraître, Marker composera même une deuxième version, Berlin 90, de cette captation d'un tournant historique débarrassé des effets de manche qui l'accompagnent en masse à l'époque.
Ce mercredi 6 novembre 2019 a commencé à la Cinémathèque française une rétrospective dédiée à un cinéaste moins célèbre que les trois précédents, et qu'il importe de redécouvrir toutes affaires cessantes, Robert Kramer.
Citoyen américain installé en France depuis la fin des années 1970, infatigable explorateur par les moyens du cinéma des enjeux politiques de son époque, lui qui sera en 1996 avec Walk the Walk peut-être le premier réalisateur à prendre au sérieux l'idée de l'Europe, tourne un film très singulier sur le basculement 1989-90.
Sur une commande d'Arte, qui s'appelle alors La Sept, il réalise en 1991 un film d'une heure en un seul plan, Berlin 10/90. Kramer y impose un dispositif à la fois humoristique et dérangeant, autour de lui-même dans une salle de bain avec en contrechamp les images du monde défilant sur un poste de télé: la chute du Mur, mais aussi les traces les plus sombres du passé allemand, la Guerre du Golfe qui commence…
Entre hypnose, performance, gag et terreur, le film, grâce à cette forme singulière, recompose des mises en perspective à la fois historiques et intimes, extrêmement suggestives.
Pourquoi si peu?
Au regard de ces réactions étonnamment rapides et efficaces d'un cinéma en prise avec la réel –quels que soient les dosages de documentaire et de fiction dans chacunes d'elles– la question des suites cinématographiques de la chute du Mur se reformule plutôt en: pourquoi cela a-t-il été si peu poursuivi?
L'événement, dans sa complexité, méritait, mérite toujours d'inspirer le travail de cinéastes qui se soucient du monde où ils vivent. À cet égard, on peut s'étonner que, après ce bref feu d'artifice dans l'élan du moment, les trois dernières décennies aient été étonnamment pauvres en œuvres vraiment mémorables.
Dans son ouvrage sur le bien réel renouveau du cinéma allemand d'après la réunification, Good Bye Fassbinder, Pierre Gras ne trouve à peu près rien concernent le sujet, au-delà des deux films systématiquement, et en partie abusivement, mis en avant, Good Bye Lenin! et La Vie des autres.
Mais le reste du monde n'a pas fait mieux. Pour un événement historique d'importance planétaire, c'est maigre, et assez triste.
Triste? On dira au contraire que c'est la rançon du fait que cela ne s'est pas si mal passé, au moins en Allemagne qui, réunifiée, a prospéré. Mais la période récente pourrait amener à réviser un tel jugement, sur le terrain économique mais surtout avec les résurgences de l'extrême droite notamment dans l'ancienne RDA, phénomènes dont les causes remontent loin.
Surtout, ce qui s'est passé en 1989 et immédiatement après a souffert à la fois d'un simplisme et d'une impuissance, dont le traitement, ou l'absence de traitement par le cinéma est un symptôme.
Simplisme dans le récit du phénomène, les bleus ont battu les rouges, pour ceux qui racontent l'histoire à ce moment et depuis, «on a gagné!», c'est super, rentrez chez vous. Alors que ce qui s'est joué, gagné, perdu, oublié, détruit, angoissé, réjoui dans cette séquence était tout de même nettement plus complexe.
Impuissance aussi, à construire une image et un récit européens, qui aurait évidemment dû s'enraciner en grande partie dans l'événement de la chute du Mur.
À de rares exceptions près, dont La Sentinelle d'Arnaud Desplechin reste le plus bel exemple, et Europa de Lars von Trier l'impasse la plus ambitieuse, mais ce sont encore des films respectivement de 1992 et 1991, on cherche en vain les grandes œuvres ayant pensé en récit et en mise en scène l'aventure européenne. Ou même seulement essayé de le faire. De cela aussi, on voit les sinistres effets contemporains.
1 — On laisse ici de côté l'ambitieuse série pour la télévision d'Edgar Reitz Heimat 3, récit dans un bourg de l'Ouest des effets de la chute du Mur, après la saison 1 consacrée à l'ère nazie et la saison 2 aux années 1960-1970 dans la même région du Hunsrück. Retourner à l'article
2 — «Voyages dans le temps», entretien publié dans la Frankfürter Rundshaü le 27 janvier 1990, dont la traduction figure dans La Vérité des images, collection de textes du cinéaste publiée par L'Arche. Retourner à l'article
3 — Le Monde du 5 septembre 1991. Retourner à l'article
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Jean-Michel Frodon Critique de cinéma
first published in: http://www.slate.fr/story/183741/cinema-chute-du-mur-de-berlin-films-a-voir