In Memoriam
En souvenir de la vie prodigieuse de Michel Piccoli, artiste moderne
L'acteur et cinéaste est mort le 12 mai à l'âge de 94 ans. Son parcours d'une époustouflante richesse condense et magnifie tout un pan de l'histoire du cinéma.
C'est ennuyeux. Quand les gens meurent, il faut toujours en dire du bien. Les éloges à l'artiste et à l'homme Piccoli sembleront donc convenus, injustice flagrante à propos de quelqu'un d'aussi peu conventionnel. Mais pour avoir eu la joie de passer en plusieurs occasions un peu de temps avec lui, il faut tout de même bien dire la merveille d'homme, d'humain qu'il fut.
Dire l'incroyable disponibilité aux autres, la curiosité toujours en éveil, le souci du monde et de celles et ceux qui le peuplent qui s'éprouvaient immédiatement, et sans faille, en le fréquentant.
Quand les Cahiers du cinéma lui dédièrent, en 2005, un numéro spécial, les deux personnes avec lesquelles il souhaita s'entretenir n'étaient ni gens de pouvoir ni figures de sa corporation, mais une grande artiste photographe, Sophie Ristelhueber, et un historien, Paul Veyne. Et cela n'a rien d'anecdotique.
Michel Piccoli était acteur. Sur le grand écran, il était déjà remarquable en 1949, à 24 ans, dans Le Point du jour de Louis Daquin. Et cela faisait alors trois ans qu'il avait débuté au théâtre. Soixante ans durant, il n'aura pas cessé d'être acteur, merveilleusement.
Mais il aura aussi été un cinéaste très original, injustement peu et mal considéré, avec cinq titres de films courts ou longs, dont deux merveilles qui disent beaucoup de lui, Alors voilà (1997) et C'est pas tout à fait la vie dont j'avais rêvé (2005), écrit avec la scénariste Ludivine Clerc, son épouse depuis 1978.
Il est mort le 12 mai d'un AVC à 94 ans.
Lui qui fut le plus grand acteur de sa génération (au moins), mais ni star ni monstre sacré, n'aura jamais fait comme les autres.
À une époque où ce n'est pas courant, il devient une vedette populaire grâce à un mémorable Don Juan réalisé par Marcel Bluwal pour une télévision qui, en ces temps (1965), faisait son travail. Il ne ressemblait pas du tout à Delon, à Belmondo ni à Maurice Ronet, encore moins à Gérard Philippe. Il ne ressemble à personne, d'ailleurs.
La séduction, la finesse, quelque chose d'animal mêlé à quelque chose d'infiniment civilisé, dangereux peut-être, attirant sûrement. Tout est là.
Buñuel plus encore que Godard
À ce moment, en 1965, il a tenu trente rôles déjà, dont deux inoubliables: Paul Javal dans Le Mépris de Jean-Luc Godard, bien sûr, face à Brigitte Bardot, mais aussi le patron de Jeanne Moreau dans Le Journal d'une femme de chambre de Luis Buñuel, tous les deux en 1963.
Le Mépris est un film si important, et Piccoli y était si parfait d'ambivalence maladroite, à la fois lâche, amoureuse et malheureuse, qu'on n'en dira pas davantage ici, c'est à bon droit l'un des films qui a suscité le plus de glose, et de reprises à l'écran plus ou moins avouées, qu'on n'en finirait plus. Et puis le plus significatif, c'est sans doute l'autre.
Buñuel, qui avait déjà fait appel à lui pour La Mort en ce jardin en 1956, a réalisé six films avec Piccoli, dont deux où celui-ci occupe une place décisive, Le Journal et Belle de jour. La connivence de l'intelligence et de la sensualité qui se déploie comme un champ magnétique entre le réalisateur et l'interprète sont d'une évidence dont on trouve peu d'autres exemples.
Après, il y a plus de 200 films, dont une longue traînée de merveilles. Pas forcément besoin du premier rôle d'ailleurs, on l'a vu chez Buñuel. Le Monsieur Dame des Demoiselles de Rochefort (1966) de Jacques Demy est inoubliable, tout comme l'est le mari de Dominique Sanda dans Une chambre en ville du même auteur, seize ans plus tard.
Piccoli, qui a joué pour des dizaines de réalisateurs, est aussi un homme de fidélité. La plus évidente concerne Claude Sautet. Les Choses de la vie reste le plus repéré mais, loin des emplois de grand bourgeois qu'un certain cinéma français assez convenu lui attribuera à répétition dans les années 1970 et 1980, son plus beau rôle pour ce réalisateur est sans doute dans Max et les Ferrailleurs. On ne saurait non plus oublier sa relation au long cours avec le délicat Michel Deville.
Toutefois, le cinéaste avec lequel il a le plus souvent travaillé est bien différent. Marco Ferreri peut être regardé à bien des égards comme le successeur de Buñuel. Le rôle hallucinant de Dillinger est mort (1968) ouvre un compagnonnage où les frasques de La Grande Bouffe (1973), la vaillance iconoclaste de Touche pas à la femme blanche puis quatre autres films tous d'une grande audace composent l'une des îles principales de l'immense archipel de ses présences à l'écran.
Le monde moins Hollywood
Sans lien familial avec l'Italie (son patronyme vient d'un ancêtre tessinois), il aura souvent travaillé dans la péninsule après Le Mépris, aux côtés de Marco Bellocchio surtout, mais aussi de Vittorio De Seta, de Liliana Cavani, de Sergio Corbucci, d'Elio Petri, de Luciano Tovoli –pour le très beau Général de l'armée morte, dont il fut aussi coscénariste et producteur–, d'Ettore Scola, de Sergio Castellitto.
Et c'est chez Nanni Moretti qu'il aura offert son ultime grand rôle, la foudroyante interprétation du pontife qui ne voulait pas l'être de Habemus Papam (2011), où se dessine une dernière fois toute une morale du jeu d'acteur aux antipodes de la performance et de l'effet.
Lui qui était prêt, lorsqu'elles avaient un sens, à toutes les transgressions ne fut jamais un histrion, comme le cinéma français en compte tant, y compris parmi les noms les plus révérés.
Mais il n'y a pas que l'Italie: Michel Piccoli a été un acteur passionnément européen. Absolument génial dans Je rentre à la maison du Portugais Manoel de Oliveira (dont il est aussi l'interprète pour Party et Belle toujours, avec Bulle Ogier), on le retrouve chez l'Espagnol Luis Berlanga, l'Anglais Alan Bridges, le tchèque Jiří Weiss, le Polonais Jerzy Skolimowski, les Allemands Peter Fleischmann et Vadim Glowna, le Grec Théo Angelopoulos, comme avec ces exilés flamboyants, le Chilien Raoul Ruiz, le Grec Nicos Papatakis et le Géorgien Otar Iosseliani, pour lequel il campe un incroyable personnage de vieille femme dans Jardins en automne (2006).
L'ouverture au monde, un monde où Hollywood n'a guère de place hormis la prestigieuse mais anecdotique participation à L'Étau d'Alfred Hitchcock, ne se limite pas à l'Europe.
On le trouve ainsi aux côté du Libanais Maroun Bagdadi comme du Palestinien Elia Suleiman, mais c'est pour l'Égyptien Youssef Chahine qu'il offre sa plus mémorable interprétation, dans Adieu Bonaparte en 1985, avant de le retrouver dans L'Émigré dix ans plus tard.
Monsieur le cinéma moderne
Tout cela, qui est immense bien qu'incomplet, n'a toujours pas dit l'essentiel. C'est que l'essentiel est mystérieux: sans artifice, sans signe particulier, Michel Piccoli est devenu un demi-siècle durant (des années 1960 aux années 2010) l'incarnation de la modernité du cinéma.
Son cosmopolitisme loin de Hollywood, sa fidélité à des signatures transgressives y contribuent, mais il y a plus. Cela même qui fera que, à quelque mois d'écart quand il sera question de célébrer les cent ans de l'invention des frères Lumière, Agnès Varda et Jean-Luc Godard le choisiront pour un étrange rôle.
Il lui échoit de figurer deux fois ce qui semble être le cinéma lui-même mais est à vrai dire l'idée qu'elle et lui, Varda et Godard, se font du cinéma. De manière très différente, Les Cent et Une Nuits de Simon Cinéma et Deux fois cinquante ans de cinéma français (cosigné par Godard et Anne-Marie Miéville) en portent témoignage.
Cette idée-là du cinéma est indéfectiblement associé à la formule Nouvelle Vague, aussi chargée de malentendus soit-elle.
Même si sa carrière ne s'y résume pas, Michel Piccoli est, d'une manière à la fois plus secrète et plus polyphonique que Jean-Pierre Léaud, l'acteur par excellence de la Nouvelle Vague –le juste pendant masculin de ces deux immenses actrices qui furent ses partenaires, Jeanne Moreau et Catherine Deneuve.
L'acteur du Mépris avait retrouvé Godard, face à la cadette de cette famille là, Isabelle Huppert, dans Passion, longtemps après avoir été le partenaire de Deneuve dans Les Créatures de Varda.
Michel Piccoli et Jean-Luc Godard pour la présentation du film Passion lors du Festival de Cannes, le 24 mai 1982. | Ralph Gatti / AFP
Il a joué plusieurs fois pour Claude Chabrol, l'apparition la plus mémorable étant dans Les Noces rouges en 1973, et parmi les pères fondateurs du grand mouvement de modernité du cinéma français apparu à la fin des années 1950, outre Jacques Demy et une apparition tardive chez Alain Resnais, il faut surtout célébrer le sommet insurpassé qu'est son rôle du peintre Frenhofer dans La Belle Noiseuse de Jacques Rivette (1991), aux côtés d'Emmanuelle Béart et de Jane Birkin.
Mais avoir ainsi porté l'esprit d'invention de la Nouvelle Vague à travers les décennies signifie surtout s'être mobilisé, souvent en apportant grâce à sa renommée un sérieux coup de main pour rendre le film possible, pour des projets de jeunes cinéastes.
Ceux-là même qui, décennie après décennie, ont maintenu vivant cet esprit de création libre et qui, depuis À bout de souffle, n'a cessé de se réinventer.
Themroc de Claude Faraldo où il jouait, à demi-nu, un homme des cavernes dans les rues de Paris, La Fille prodigue (1981) avec Jane Birkin, La Puritaine (1986) de Jacques Doillon avec Sandrine Bonnaire, Mauvais Sang de Leos Carax avec Juliette Binoche (1986), Le Matelot 512 de René Allio (1984), Rupture(s) de Christine Citti (1993), L'Ange noir (1994) de Jean-Claude Brisseau, Rien sur Robert de Pascal Bonitzer (1999) et De la guerre de Bertrand Bonello (2008) en fournissent les principaux repères.
La scène et la ville
Tout cela est encore loin du compte, puisqu'on n'a rien dit du théâtre. Jean-Marie Serreau, Claude Régy, Jean-Louis Barrault, Jean Vilar, Jean Mercure, Peter Brook, Patrice Chéreau, Luc Bondy, Bob Wilson, Klaus Michael Grüber, André Engel… ce n'est plus une carrière, c'est proche du best-of des arts de la scène depuis soixante-dix ans.
Piccoli en scène était une présence extrêmement différente de ce qu'il était à l'écran, au-delà de l'infinie diversité des rôles qu'il y a joué. Il apportait, non sans un humour parfois très secret, une stylisation un peu raide, un décalage fécond auréolé d'étrangeté.
Qui aura eu le privilège de le voir dans ses deux derniers grands rôles à la scène, dans Le Roi Lear et Minetti, aura approché d'un gouffre bouleversant et qui, pour être à chaque fois fidèle à la pièce, ne tenait plus qu'à lui, comme à un fil d'une infinie fragilité.
Ah, mais on n'a pas dit qu'il fut aussi engagé, antiraciste dans l'âme, opposé à tous les totalitarismes, aux côtés de multiples combats pour la justice. Qu'il a offert les ressources de sa célébrité chaque fois qu'il l'a cru utile, mais aussi souvent agi sans faire étalage de ses actes. Ben non, on ne l'a pas dit. Ça, ça allait de soi, n'être pas ainsi aurait été inconcevable pour lui.
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