Lucidno
"Évolution" en apnée dans l'imaginaire
Evolution de Lucile Hadzihalilovic, avec Max Brebant, Roxane Duran, Julie-Marie Parmentier. Durée : 1h21. Sortie le 16 mars 2016.
Guère de semaine sans qu'on capte au passage une nouvelle dénonciation d'une soi-disant uniformité du cinéma français. Commentaire imbécile, énoncé par des gens qui, de fait, ne voient pas les films. Nombreuses sont les réalisations qui démentiraient une telle affirmation, mais rare sont ceux en (dé)mesure de le faire aussi radicalement qu'Evolution, le deuxième film de Lucile Hadzihalilovic. Evolution est un conte fantastique. Comme tout conte, il suit un récit pour mobiliser un imaginaire, des fantasmes, des angoisses. Conteuse par le cinéma et non par les mots, Lucile Hadzihalilovic privilégie clairement d'autres ressources que la narration. Elle mobilise, visuellement, sensoriellement, de grands thèmes, autour de la féminité, de la maternité, du lien mère enfant, de l'écho (valide dans toutes les langues mais accentué en français) entre mère et mer, des peurs et des pulsions liées à l'élément liquide, à la lumière et à l'obscurité, au monde des machines médicales. Comme tout conte digne de ce nom, Evolution fait un peu peur, et beaucoup s'envoler sur les ailes de l'imagination – de sa propre imagination, à partir des éléments mis en œuvre par le conteur. Autour de ce garçon qui plonge à la recherche d'un secret englouti, entre lui et sa mère dans ce village sans hommes, par les rituels étranges des femmes sur la plage ou les couloirs inquiétants du grand hôpital qui domine la région, tout un trafic d'émotion, de mystères, de séductions et de frayeurs se met en mouvement. L'expérience est singulière assurément, donc dérangeante aussi. Elle est une authentique proposition de cinéma, habitée par des forces qui ne seront pas nommées, hantée par des mythologies archaïques et des figures romanesques – entre Ile au trésor et Frankenstein – qui ont forgé le substrat de la psyché occidentale moderne. |
Expérience sensorielle, Evolution s'appuie sur ces « figures » invoquées, mais surtout sur une matière cinématographique où la lumière, le son, la durée, les couleurs semblent dotés de pouvoirs inédits. Les rocs, les fonds marins, les métaux rouillés et les draps blancs sont des éléments de récit aussi efficients que des formules magiques.
Authentique proposition de cinéma, le film de Lucile Hadzihalilovic est évidemment très loin du formatage selon les genres hollywoodiens, conformisme régressif et efficace tapi derrière les récriminations des contempteurs de la soi-disant uniformité du cinéma français. Une semaine après la sortie de Suite armoricaine de Pascale Breton, comment ne pas remarquer aussi la similitude du destin de ces deux réalisatrices, chacune signataire d'un remarquable premier film, Illumination pour P Breton, Innocence pour L. Hadzihalilovic ? Pour l'une et l'autre, c'était il y a plus de 10 ans ! Dans quelle mesure le fait qu'elles soient des femmes a-t-il rendu encore plus difficile la réalisation de leur deuxième film ? Rien ne permet de l'établir clairement. Disons seulement qu'elles sont particulièrement nombreuses, les femmes cinéastes plus que prometteuses, et ayant ensuite disparu des radars – Marie Vermillard, Agnès Merlet, Laurence Ferreira-Barbosa, Emmanuelle Cuau, Hélène Angel, Ariane Doublet, Françoise Etchegarray, Patricia Mazuy, Helena Klotz... (au moins se réjouit-on de l'arrivée prochaine du nouveau film d'Emilie Deleuze). Pour cela aussi, la proposition originale, sans concession, de Lucile Hadzihalilovic, mérite attention.
Jean-Michel Frodon |