Lucidno
L’Empire de la perfection, héroïque fiction du réel
C’est comme un conte. Il était une fois un artiste photographe spécialiste du tennis, directeur technique de l’équipe de France à partir des années 1960, qui eut la révélation des pouvoirs du cinéma.
Gil de Kermadec commença par tourner des petits films de démonstration des gestes de base de ce sport. Et puis, à peu près au moment où la Nouvelle Vague faisait la même chose en échappant aux carcans du studio et de l’illustration du scénario, il eut l’idée de filmer méthodiquement ce que faisaient vraiment les grands joueurs sur le terrain –son terrain, Roland-Garros.
Il était une fois un sale gosse new-yorkais avec un ego gros comme l’Empire State Building et le talent de transformer son orgueil en gestes, en regards, en changements de rythme comme personne n’avait jamais fait sur un court de tennis.
Quand il voit John McEnroe, Kermadec se consacre uniquement à lui, sur la terre battue parisienne. Il tourne plus de vingt heures de film en 1984-85, quand McEnroe est au sommet de sa forme et de sa gloire (et du classement ATP). Il ne filme pas les matchs, il filme un joueur, un champion, un personnage.
Et il était une fois un jeune homme passionné à la fois de cinéma et de sport, auquel on devait déjà Regards neufs sur Olympia, remarquable film-enquête sur Olympia 52, le premier film de Chris Marker. Découvrant les séquences tournées par Gil de Kermandec sur McEnroe à la cinémathèque de l’Insep, Julien Faraut en conçoit cet Empire de la perfection, qui est ce qu’il a l’air d’être, un film de montage à partir d’archives filmées sur un grand tennisman. Et bien davantage.
Avec le renfort des textes de Serge Daney, critique de cinéma qui écrivit beaucoup sur le tennis et en particulier sur McEnroe dans les colonnes de Libération, et de la voix de l’acteur subtil et joueur qu’est Mathieu Amalric, Faraut compose un voyage à la fois rigoureux et fantaisiste.
L’intelligence du jeu de tennis et l’intelligence des puissances du cinéma à comprendre grâce aux regards, aux corps en mouvement, au sens du cadre, se livrent à des échanges gagnants.
Ils dépassent tout ce qu’il y a de pourtant impressionnant à observer chez McEnroe, côté gestuelle comme côté mental, pour déployer une perception active, à la fois intense et mystérieuse, des forces qui interfèrent pour produire du récit (comme dirait Daney: «La terre battue engendre de la fiction»), de l’émotion, de la fascination, des formes inédites de savoir.
Tout au bout, le match contre Lendl devient alors un combat mythologique, où chaque service est un symbole, chaque passing-shot un chant, un cri ou une prière.
Jean-Michel FRODON
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