Lucidno
«Seule sur la plage la nuit»,
chanson tendre et cruelle
Porté par la comédienne Kim Min-hee, le nouveau film de Hong Sang-soo accompagne le quotidien des relations amoureuses et amicales comme un rêve éveillé qui ouvre sur des abîmes. Ça ne prévient pas, ça arrive. Ça vient de loin... On songe aux premiers mots de la chanson, tandis que débute le film. C'est indéfinissable et évident. Deux femmes, une jeune, l'autre moins, se parlent. Entre bavardage et confidence vitale. Elles sont assises dehors, elles mangent des saucisses devant une baraque de marché en plein air. Elles sont coréennes, la langue en témoigne, mais on ne sait pas où elles sont. Plutôt en Europe du Nord semble-t-il (en Allemagne, à Hambourg, saura-t-on plus tard). De ce qu'elles sont l'une pour l'autre, de ce qu'a été leur vie avant ce moment, nous ne savons rien. Nous devinons un peu. Nous inventons sans doute. Mais pourquoi cela nous intéresse-t-il, nous concerne-t-il, nous touche-t-il? On ne sait pas. C'est le grand art de Hong Sang-soo, tel qu'il le pratique, et le renouvelle sans cesse, depuis vingt-et-un ans et vingt-et-un films. Cela tient, forcément, aux mots et aux silences, aux cadrages avec ces petits zooms comme des ponctuations qui sont une des signatures de Hong, au jeu glissé et soudain cabré des interprètes. Cela tient au «sens des lieux», comme on dit que certains écrivains ont «le sens de la formule». Même si ces lieux n'ont «rien de spécial», comme on dit. Les personnages de Hong non plus n'ont «rien de spécial», tout comme ce qu'ils disent –la plupart du temps. C'est pourquoi une phrase lâchée à mi-voix par l'amie un peu plus âgée, «je n'ai pas de désir», puis un silence, puis «enfin, très peu», devient bouleversante. Sur le balcon, les deux amies finissent leur cigarette. Qui connaît les films du cinéaste sait qu'ils sont souvent divisés en deux ou trois parties de taille égale. Ici non. La première partie, brève, se termine sur une plage –le soir tombe mais l'héroïne n'est pas seule. Comme dans une autre chanson, Young-hee, la jeune fille, dessine sur le sable le visage de l'homme marié qu'elle aime, qui devait peut-être la rejoindre, et dont elle ne sait pas si elle est train de rompre avec lui. L'amour et la guerre dans un mouchoir Le chiffre «2» s'affiche à l'écran, et nous voici en Corée. (...) Ça ne prévient pas, ça arrive. Ça vient de loin... On songe aux premiers mots de la chanson, tandis que débute le film. C'est indéfinissable et évident. Deux femmes, une jeune, l'autre moins, se parlent. Entre bavardage et confidence vitale. Elles sont assises dehors, elles mangent des saucisses devant une baraque de marché en plein air. Elles sont coréennes, la langue en témoigne, mais on ne sait pas où elles sont. Plutôt en Europe du Nord semble-t-il (en Allemagne, à Hambourg, saura-t-on plus tard). Bande-annonce du film De ce qu'elles sont l'une pour l'autre, de ce qu'a été leur vie avant ce moment, nous ne savons rien. Nous devinons un peu. Nous inventons sans doute. Vingt-et-un films en vingt-et-un ans Mais pourquoi cela nous intéresse-t-il, nous concerne-t-il, nous touche-t-il? On ne sait pas. C'est le grand art de Hong Sang-soo, tel qu'il le pratique, et le renouvelle sans cesse, depuis vingt-et-un ans et vingt-et-un films. Cela tient, forcément, aux mots et aux silences, aux cadrages avec ces petits zooms comme des ponctuations qui sont une des signatures de Hong, au jeu glissé et soudain cabré des interprètes. Cela tient au «sens des lieux», comme on dit que certains écrivains ont «le sens de la formule». Même si ces lieux n'ont «rien de spécial», comme on dit. Les personnages de Hong non plus n'ont «rien de spécial», tout comme ce qu'ils disent –la plupart du temps. C'est pourquoi une phrase lâchée à mi-voix par l'amie un peu plus âgée, «je n'ai pas de désir», puis un silence, puis «enfin, très peu», devient bouleversante. Sur le balcon, les deux amies finissent leur cigarette. Qui connaît les films du cinéaste sait qu'ils sont souvent divisés en deux ou trois parties de taille égale. Ici non. La première partie, brève, se termine sur une plage –le soir tombe mais l'héroïne n'est pas seule. |
Comme dans une autre chanson, Young-hee, la jeune fille, dessine sur le sable le visage de l'homme marié qu'elle aime, qui devait peut-être la rejoindre, et dont elle ne sait pas si elle est train de rompre avec lui. L'amour et la guerre dans un mouchoir Le chiffre «2» s'affiche à l'écran, et nous voici en Corée. Young-hee retrouve des connaissances, au cinéma puis dans un café. Et c'est à nouveau ce déploiement sans équivalent de nuances et de ruptures brusques –l'alcool aidant. Des amis discutent, des couples se racontent, ou se dissimulent. Des amants s'approchent ou rompent. Des hommes et des femme se défient, se trahissent, s'allient. C'est l'amour et la guerre dans un mouchoir de poche. Et le désamour aussi. Tout est là, surtout ce qui jamais ne se dit, jamais ne s'avoue –même à soi-même. Des amis se rencontrent, des inconnus font connaissance, on est poli, on se séduit un peu. Des mots d'une incroyable brutalité jaillissent comme des couteaux, comme des cobras. On reboit un verre. Ça passe, mais qu'est-ce qui passe vraiment? Et qu'est-ce qui s'est passé? On n'est ni chez Marivaux ni chez Rohmer, mais sur une autre scène, plus abyssale. Dans le presque rien des conversations autour d'un café, d'une bouteille de soju, ou en fumant une clope sur le trottoir: des abîmes s'entrebâillent. Des abimes «justes». Qu'est-ce que des abimes «justes»? Je ne sais pas. Mais c'est là. Pour les femmes, pour les hommes, de Corée ou de Corrèze, de 18 ou de 78 ans. Hong Sang-soo a désormais atteint une sorte de précision qui semble faite d'approximation et d'incertitude, et ne cesse d'ouvrir des aperçus sur ce qui meut et inquiète et fait désirer. Il importe que surgissent des figures inexplicables (le solliciteur dans le parc, l'homme sur le balcon à l'hôtel), que s'accomplissent des gestes sans signification immédiatement perceptible, comme s'agenouiller à l'entrée d'un pont. Une cohérence intime et universelle Le titre du film est emprunté à un poème des Feuilles d'herbe de Walt Whitman. Et oui, en effet, se tenir aux côtés du cinéaste rend chaque spectateur comme le poète qui dit qu'il «contemple les étoiles qui brillent» et que lui «vient en pensée l'image de la clef des mondes et de l'avenir». La saisissante sensation d'une cohérence intime et universelle, qu'aucune phrase ne pourra expliciter. La voilà à nouveau sur la plage, Youg-hee, cette fois seule et de nuit. Elle dort. Rêve-t-elle cette rencontre avec des techniciens de cinéma qui la réveillent? Ils boivent de la bière et bavardent au bord des vagues malgré le froid, il fait presque toujours froid chez HSS –le froid intensifie les affects, rend les gestes plus rigoureux, ajoute une tension physique et émotionnelle. Ces techniciens préparent le tournage du prochain film d'un réalisateur, bien sûr celui qui a été l'amant de la jeune fille. Leur liaison –lui est marié et bien plus âgé– a fait scandale, il l'a quittée. Retour au café, avec l'équipe et les personnages des situations précédentes, et le réalisateur lui-même, étrangement réunis. Aux pieds de la jeune femme cruelle et blessée, l'homme célèbre et vieillissant dépose l'immensité de sa douleur et de sa faiblesse. Sang-soo et Min-hee Un rêve? C'est aussi une réalité factuelle, et un cauchemar. Celui qui a accompagné l'amour entre Hong Sang-soo et Kim Min-hee, l'actrice qui joue Youg-hee après avoir déjà été l'interprète des cinq derniers films depuis la révélation de Un jour avec, un jour sans. La liaison entre le cinéaste et l'ancienne top-modèle a suscité la fureur des secteurs les plus traditionnalistes de la société coréenne sur les réseaux sociaux, dans des termes qui rappellent les venins de l'époque Rossellini-Ingrid Bergman. Seule sur la plage n'est pas autobiographique, Hang Sang-soo et Kim Min-hee ne se sont pas séparés mais ont fait face, et fait film, ensemble. Mais ainsi le film rêve la réalité de ce qui arrive à ceux qui le font comme de ceux qui le regardent –nous, chacun et chacune d'entre nous. Sur la plage, la belle Youg-hee dort encore. Jean-Michel FRODON
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