Lucidno
«Neruda», le film qui a tout compris à ce que doit être un biopic
Autour la figure légendaire du poètechiliencommuniste, Pablo Larrain compose uncarnaval de réalisme et de fantaisie qui rend justice à l'histoire.
Enfinun biopic sérieux! C'est à dire à la fois exact etjoueur, et surtoutprenant au sérieux la dimension légendaire de son personnage, sans laquelle on ne luiconsacreraitpas un film. D'autant plus remarquablequeni le personnage en question ni la situation évoquée ne paraissaientlaisser de place à la liberté de ton et à l'inventionludique. Le poète Pablo Neruda est en effet un véritablemythe, dans son pays, le Chili, et danstoutel'Amériquelatine: la figure hors norme du grand poète du peuple (grâcesurtout à son œuvre majeure, les 15.000 vers du Chant général) et à son combat contre les dictaturessanguinairesmises en place danstoute la région par les États-Unis, des années 1940 jusqu'àsa mort douze jours après le coup d'État de Pinochet –son enterrementfut la première manifestation de résistance publique à la terreur. La situation estcelle du Chili à la fin des années 1940: mise en coupe réglée du pays par des potentats au service des puissanceséconomiquesétatsuniennes et locales, avec arrestation, torture, déportation et meurtre des opposantspolitiques et syndicaux, sur fond de Guerre froide pas du tout froide. Sénateurcommuniste, Neruda vaêtrearrêté, iltente de fuir le pays, échoue, se cache. Unpolicierd'élite, rusé et obstiné, le traque à travers Santiago et sur les routes de la Cordillère des Andes. La lutte entre deuximaginaires Neruda racontecela, avec précision.Etpuis tout autre chose en même temps. Le film est le récitromanesque, fantasque, de la lutte de deuximaginaires. On voitcelui du poètepoliticienet on entendcelui du flic. |
Le premier estaussi un jouisseur, un manipulateur et un parvenu. Le second estpossédé par un idéal et une ambition qui par moments frôlent le délirepoétique, unesorted'ivressenarcissique qui fait plus souvent des artistes, ou des assassins.
Neruda campé avec truculence par Luis Gneccoestgros et mou, sans charme physique, le flic nomméPeluchonneauest mince, gracieux, élégant, uneépéefinementinterprétée par Gael Garcia Bernal. Neruda estcapricieux, menteur, courageux et inventif. Le policierestrigoureux, honnête à samanière, courageux et inventif. Ilsne se croiseront pas, et pourtantilsdansent ensemble. Tout autour, c'est la ronde des sbires, des politiciens, des membres du Particlandestin, c'estl'épouseinfinimentdévouée de Neruda, Delia del Carrilinfinimentaimée et maltraitée par lui, les prostituées et les gitons des bordelsdontil ne saurait se passer et qui l'adulent, des figures de légende, indios des montagnes, trafiquants, combattants de l'ombre, camarades de résistance... Réalisme magique Ilssont les masques et les spectres qui nourrissent des possibles de l'action, du combat, par le détour de l'écriture, de la projection de soi et des autres qui mène le monde, maisqu'assumentseuls les artistes. Iln'est pas du tout sûrque la poésiesoitcettearmechargée de futurquechantait Gabriel Celaya, elleesticiplutôt le fusil à tirerdans les coins qui déstabilise la mécanique de l'oppression –et le rigorisme des militants. Enfinun biopic sérieux? Enfin, aussi, un usage intelligent de ceréalismemagique qui enchanté la littérature du continent latino, et ne donna au cinémapratiquementque des médiocrités. Cettefois, avec un sens de l'hybridation qui fait parfoissonger à Fellini, Larrain fait se croiser les faits et les rêves, les hommes et les personnagesimaginés par ceshommes, et par les autres, le rêve d'un poète, celui d'un policier trop imaginatif, et les innombrablesrécits qui les hantent, ouqueleurs figures hanteront à leur tour. Jean-Michel Frodon |