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«Pleasure», la pornographie comme modèle et comme défi
Le film de Ninja Thyberg accompagne une jeune fille dans les méandres de l'industrie du hard californienne.
Bella (Sophia Kappel) face à la caméra, à son avenir et à son désir. | The Jokers
Le labyrinthe est rose bonbon et bleu piscine californienne. Lorsqu'elle s'y engage, à peine débarquée de sa Suède natale, Bella, 20 ans, n'a rien d'une oie blanche. Elle sait ce qu'elle veut, devenir une vedette du porno, et est prête à faire ce qu'il faut pour y parvenir.
Durant une bonne partie du film, le doute se maintient quant à savoir si ce qu'on regarde relève de ce qu'il est convenu d'appeler fiction ou documentaire. Il s'avère finalement qu'il s'agit d'une fiction, même si plusieurs protagonistes jouent leur propre rôle, à commencer par le patron d'une des principales agences spécialisées, Mark Spiegler.
Mais il est tout aussi clair que le film est soucieux d'un réalisme qui ne dit assurément pas «la» vérité de l'industrie pornographique, mais en décrit un grand nombre de fonctionnements, du moins dans sa variante West Coast.
Aux côtés de la jeune fille bonde avec une rose tatouée sur le genou apparaissent collègues concurrentes ou amies, agents plus ou moins prêts à défendre leur cliente, briscards du hard aux manies de vieux professionnels, employeurs à la petite semaine et magnats confits dans leur suffisance.
Sans se précipiter dans des situations extrêmes, la réalisatrice Ninja Thyberg laisse monter la triple tension qui porte son film. Ces trois ressorts lui donnent une force inattendue, quand bien même n'aurait-on guère de goût pour les ébats stéréotypés et saturés d'imagerie kitsch, ni un intérêt particulier pour celles et ceux qui les fabriquent et les vendent.
Obscénité néolibérale
La première dimension stimulante de Pleasure, titre à l'ambivalence assumée, est de construire un portrait à peine outré des rapports de travail en milieu ultralibéral.
Ici, l'obscénité n'est pas dans le fait de voir des sexes et des seins, mais dans la manière dont des employeurs traitent celles et ceux qui triment pour eux, la compétition entre ces prolétaires du godemichet et des gémissements lascifs, et leur détermination à se soumettre aux demandes les plus déshumanisantes pour gagner des points sur le marché de l'emploi.
Verges dopées à coups de piqûres et corps féminins manipulés par la chimie et le scalpel pour satisfaire aux normes d'un érotisme formaté sont la mise en forme, et en chair, de procédures banales pour ce qui est des rapports de domination qui s'y activent, même si singularisées par le fait que les trois quarts des personnes concernées travaillent nues, ou affublées d'accessoires un peu particuliers.
Ce parcours des différentes étapes de l'apprentie star du hard, avec son lot d'humiliations réelles et de scènes de soumission simulées mais qui doivent être réellement jouées, souligne au passage la prégnance des stéréotypes racistes chez les consommateurs du porno (le marché), sinon forcément chez les acteurs.
Le plaisir et les choix de cadrage
Mais simultanément, le portrait de Bella et de ses copines ne les réduit absolument pas au statut de victimes. Elles font des choix, il y a des situations qui donnent du plaisir, ou qui les amusent, ou qui les font rêver.
S'il est très possible de les regarder comme aliénées par les miroirs aux alouettes de la gloire et de la consommation, ce n'est pas davantage que des millions d'autres personnes, femmes et hommes, jeunes ou pas, qui font tout autre chose dans l'existence.
Jamais la caméra ne juge la jeune héroïne, ni n'occupe une position moralisatrice à son égard ni envers les autres jeunes femmes. Ce qui n'exclut pas que le spectateur ou la spectatrice puisse en avoir.
Récit de la carrière de Bella, Pleasure est du même mouvement l'aventure de la mise en scène de Ninja Thyberg. Soit la possibilité de décrire les situations les plus scabreuses sans rien montrer qui maltraite son actrice, ni n'insulte le regard de qui regarde ce film.
L'enquête sur la pornographie porte en effet, tout autant que sur ce que raconte le film et le milieu qu'il décrit, sur le choix des cadrages, des angles de prise de vue, du montage, de l'utilisation du son.
Le véritable ressort dramatique –qui peut aussi à l'occasion être comique ou émouvant– tient à la tension entre ce que montrent les films dans lesquels joue Bella et ce que montre Pleasure.
Avec ce premier film audacieux, la réalisatrice suédoise construit un espace ouvert au sein même de ce monde fermé sur des systèmes de signes ultra-codés, entre répétition obsessionnelle et surenchère délirante. Un monde fermé qui est pourtant aussi un fragment du monde dans son ensemble.
C'est le tour de force que réalise Pleasure, en refusant non seulement de juger son héroïne, mais aussi d'enfermer le milieu du hard (du moins celui, professionnel et relativement policé, où il se situe) dans une transgression qui dissimulerait combien il fait partie de la société, et lui ressemble.
Jean-Michel Frodon
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www.slate.fr/story/217674/cinema-pleasure-ninja-thyberg-pornographie-modele-defi