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«Compartiment n°6» et «Burning Casablanca»: du nord au sud et d'est en ouest, du nouveau
Le film du Finlandais Juho Kuosmanen tourné en Russie et celui du Marocain Ismaël El Iraki sont deux découvertes singulières et prometteuses.
Seidi Haarla dans Compartiment n°6 et Khansa Batma dans Burning Casablanca. | Haut et court / UFO Distribution
Pour qui suit avec un peu d'attention ce qui se produit dans le cinéma actuel, il n'est guère de satisfaction aussi grande que de rencontrer un très bon film dont on ne savait absolument rien, et dont on n'attendait pas grand-chose.
Cette joie est évidemment démultipliée lorsqu'un tel événement, pas si fréquent, se produit deux fois simultanément, avec la sortie en salles, ce mercredi 3 novembre, de deux films tout à fait dignes d'intérêt, l'un et l'autre repérés dans une section parallèle d'un grand festival (Un certain regard à Cannes pour le premier, Orizzonti à Venise pour le second).
Qu'ils viennent de deux pays dont on ne peut pas dire qu'ils inondent nos écrans est un heureux signal supplémentaire. Bien meilleur que le premier film de Juho Kuosmanen, Olli Mäki, Compartiment n°6 montre que, dans une veine très différente, il y a encore à attendre de cette Finlande cinématographiquement bien absente depuis qu'Aki Kaurismaki s'est fait très rare.
Et le premier long-métrage d'Ismaël El Iraki est une très bonne nouvelle en provenance d'un Maroc lui aussi peu fécond en films mémorables, au-delà des réalisations à thèse ou des effets de styles racoleurs.
«Compartiment n°6» de Juho Kuosmanen, destination surprise
Lorsque l'étudiante finlandaise monte à bord d'un train pour le fin fond de la Sibérie et se retrouve en tête-à-tête avec un jeune soudard russe, on croit connaître la destination du voyage; non pas tant l'observation des antiques pierres gravées qu'elle est partie admirer qu'un jeu d'oppositions binaires entre homme (très mâle) et femme, entre Occidentale et homme des steppes, entre culture et nature.
Dans le huis clos d'abord étouffant, et puis plus seulement, du wagon, mais aussi en en descendant et en y remontant de plusieurs manières et pour diverses raisons, c'est bien autre chose qui va se jouer, y compris avec la rencontre de tiers échappant eux aussi aux catégories prédéfinies.
«Pleasure», la pornographie comme modèle et comme défi
C'est toute la réussite du film, et de ses deux excellents interprètes, d'accompagner pas à pas les méandres de rapports entre personnes, et entre ces personnes et le monde, de manière significativement plus nuancée, et souvent inattendue.
Si les trajectoires d'Olga et de Ljoha émeuvent et réjouissent ainsi, cela tient assurément au scénario qui ne se contente pas des clichés usuels et aux comédiens, mais aussi, et peut-être surtout, à la capacité du cinéaste de rendre sensible la présence des corps, des objets, des matières.
Une parka, une tasse de thé, des rochers dans la neige, la nuit trouée par les phares, deviennent des ressources dramatiques très réelles et très riches de sens, d'autant mieux qu'ils ne sont jamais là pour autre chose qu'eux-mêmes. Pas des métaphores, mais des éléments de la matérialité du monde comme territoire inépuisable d'aventures, de compréhension, de possible partage.
Il y a mieux que de la ruse dans la façon qu'a le film d'approcher tour à tour les diverses péripéties prévisibles appelées par la situation de départ, pour les esquiver ou les traverser afin d'aller ailleurs.
C'est en effet une façon de jouer avec les attentes des spectateurs, leurs réflexes conventionnels à la fois vis-à-vis de la réalité et de la fiction. C'est la façon d'offrir avec une ombre de sourire les possibilités de ne pas s'y laisser enfermer, de donner l'occasion de remettre en cause ses propres automatismes de jugements. Vraiment pas mal, pour un film en apparence si modeste.
«Burning Casablanca (Zanka Contact)» d'Ismaël El Iraki, chevauchée fantastique
Électrique, échevelée, l'irruption du rocker sur le retour dans un quartier déshérité de la grande ville marocaine. Le film démarre à fond les manettes, sur un tempo qui risque soit d'exploser rapidement en vol, soit de tourner au pur procédé. Et puis non…
Citant avec gourmandise les films de genre hollywoodiens, saturé de rock et de musiques berbères, de cadrages léonins (comme Sergio) et d'embardées tarantinesques, Burning Casablanca ne cesse de surprendre par… ben oui, sa sincérité.
Quelque chose vibre juste dans ces embardées de bagarres et de romances, autour d'un musicien déchu revenu des tréfonds de la came, et de la pute au grand cœur tout droit sortie d'un roman de gare des années 1930.
Convoqués à pleines brassées, un peu comme faisait le Godard d'À bout de souffle avec ses propres signes de reconnaissance de série B américaine, les codes made in USA ne sont pas ici soumission à une culture dominante mais réinvention pugnace, mi-farceuse mi-rageuse.
Splendeurs et misères d'«Illusions perdues»
Avec sa galerie de personnages hauts en couleur mais pas réduits à une pure fonction, Zonca Contact (le titre original, rien à voir avec le Covid et les cas contacts, mais l'expression en darija, l'argot de Casa, pour dire «baston») réussit un étrange et convaincant numéro d'équilibriste survolté.
Dans les ruelles, les bordels, les garages pas très réglo, puis jusqu'au désert transformé en version saharienne du Wild West avec une impressionnante successeuse de Lillian Gish dans La Nuit du chasseur (et de Claudia Cardinale dans Il était une fois dans l'Ouest) veillant, winchester au poing, Burning Casablanca tient un rythme intense, sans être toujours en surrégime.
La musique y joue un rôle important, le héros est guitariste, l'héroïne jouée par Khamsa Batma chante (vraiment) comme une déesse, la BO est remarquable, mais il y a aussi une musicalité de la réalisation et du montage qui relance et soutient le film.
Les lumières et les ombres, les montées d'action et les détours humoristiques ou sensuels participent d'une composition qui désigne Ismaël El Araki comme un cinéaste à part entière.
Bourré d'énergie, bardé de références qui vont du clin d'œil potache à la marque d'affection érudite, le film réussit pourtant ce tour de force de ne pas se contenter de ses effets et de sa niaque. Les acteurs, et la manière de les filmer, laissent sourdre une affection attentive pour les personnes, au-delà des masques et des costumes du carnaval hardrock-western spaghetti relooké Maghreb.
Jean-Michel Frodon
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