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«Les Éternels», super-héros stylés mais myopes
Confié à Chloé Zhao, réalisatrice venue du cinéma indépendant, le nouveau blockbuster Marvel témoigne d'une certaine ambition narrative et visuelle, à défaut d'un propos véritablement neuf.
Une certaine curiosité accompagne forcément la sortie du nouveau produit Marvel, du fait de sa réalisatrice. Chloé Zhao a en effet parcouru un chemin aussi rapide que remarquable, des marges du cinéma ultra-indépendant au cœur de l'industrie hollywoodienne.
Jeune chinoise expatriée aux États-Unis, un temps installée dans une réserve sioux, elle y a tourné ses deux premiers longs métrages, les excellents Les chansons que mes frères m'ont apprises et The Rider. Situés au carrefour d'une recherche d'écriture associant documentaire et fiction et d'une attention sensible aux exclus, ces films ont été à juste titre remarqués dans les milieux du cinéma art et essai le plus exigeant.
Elle s'est ensuite imposée avec aisance dans le cadre d'un cinéma d'auteur pouvant jouir d'une plus ample visibilité, grâce notamment à son alliance avec une actrice de renom, Frances McDormand. Ce mouvement, considérablement amplifié par une pluie de récompenses (Lion d'or au Festival de Venise, Golden Globes et Oscars), a fait de Nomadland l'un des principaux événements cinématographiques de l'immédiat avant-Covid.
Au moment où Chloé Zhao recevait ces consécrations méritées, elle avait déjà réalisé Les Éternels, ce qui signifie que l'industrie, dont on a toujours tort de sous-estimer la clairvoyance, l'avait repérée avant. Et qu'elle avait décidé de lui confier le méga-budget d'un blockbuster destiné si possible à lancer une nouvelle franchise. Soit des investissements considérables pour des objectifs commerciaux encore plus gigantesques.
Deux questions pour deux missions
Qu'allait pouvoir faire une telle réalisatrice dans un tel contexte? Voilà une question plus intéressante, et plus ouverte, que de savoir si la énième team de super-héros bodybuildés allait sauver le monde des manœuvres d'un hypervilain. Les réponses de Chloé Zhao à la mission qui lui a été confiée se situent sur plusieurs plans.
La marque la plus apparente de la singularité de la réalisatrice est de trouver, dans les limites du genre, une certaine élégance aux choix visuels qui définissent le graphisme du film. Le recours à de fines lignes dorées qui redessinent et réorganisent les espaces et les corps, et l'usage de couleurs légèrement désaturées et associées de façon complexe, participent d'un design moins grossier que ce dont on a l'habitude en pareil milieu.
Au fil des situations, une série de jolies trouvailles conforteront cet aspect du film, qui a clairement fait l'objet d'une exigence inhabituelle.
La caractérisation des membres du groupe des Éternels envoyés par une divinité toute-puissante supposément pour protéger les humains d'une horde de monstres extraterrestres marque aussi une certaine originalité quant à l'identité des différents protagonistes.
Si Hollywood se sent désormais obligé à un affichage multigenre et multiracial politiquement correct, affichage qui n'est d'ailleurs pas non plus étranger au choix de Chloé Zhao elle-même par les producteurs, le film va plus loin qu'aucun blockbuster de super-héros dans cette direction.
Un casting qui insiste sur la diversité
Respectant la parité (grâce à la féminisation de deux membres de la troupe, Ajak et Makkari, personnages masculins dans la BD éponyme de Jack Kirby), et dirigé par une femme, Sersi (jouée par Gemma Chan, britannique d'origine chinoise), le groupe des dix super-héros comprend ainsi une personne noire et gay (Brian Tyree Henry, dont le personnage vit en couple avec un Arabe), une jeune femme sourde muette (Lauren Ridloff), un Indien d'Inde (Kumail Nanjani), un Asiatique d'Extrême-Orient (Don Lee), un personnage qui pourrait être latino ou amérindien (Barry Keoghan), une autre qui parle avec un accent espagnol (Salma Hayek)…
Même le seul mâle blanc de la bande (Richard Madden) est doté d'un fort accent écossais, ce qui ne manque pas d'un certain humour pour un être supposé venir de la planète Olympia –la définition des personnages brode surtout sur le panthéon gréco-romain et homérique, même s'il emprunte aussi à d'autres mythes, de Peter Pan au star-system de Bollywood.
L'humour, à plusieurs degrés, est aussi une des qualités du film, de même que certaines scènes tournées en paysages naturels, qui désartificialisent (un peu) les images. Ajoutons encore au crédit de ces Éternels une narration relativement complexe, capable de déplacer quelques stéréotypes –de manière d'ailleurs fidèle aux interrogations et remises en question des comics américains à partir des années 1960-1970 (la BD d'origine date de 1976).
Il s'agira ici de sens de la loyauté envers une cause ou un chef, de liberté individuelle et d'esprit collectif, même si le collectif est toujours formulé sous l'envahissante figure de la famille, comme si aucune forme de collectivité n'était énonçable.
Au passage, il faut mentionner une scène, brève, mais qui constitue une transgression inédite dans le cinéma hollywoodien. Depuis soixante-quinze ans, jamais celui-ci n'avait figuré les massacres de masse perpétrés à Hiroshima et Nagasaki par les États-Unis. Sans devenir un élément central, quelques images rompent avec cette omerta selon laquelle les Américains n'ont jamais montré, dans un film à destination d'un large public, des images d'un des pires crimes qu'ils ont commis au XXe siècle.
L'humanité pour seul horizon
Mais le principal nœud dramatique autour duquel tourne le film reste très problématique. Imbu d'un anthropocentrisme confondant de naïveté (alors même que ses personnages sont pratiquement tous des non-humains), il continue en effet de promouvoir l'élection des humains comme êtres à part, seuls sujets concernés par l'histoire, et comme le seul enjeu digne d'intérêt quant à l'état présent et futur de la planète.
Entre idéologie technophile (les Éternels comme métaphores des technologies supposées devoir toujours sauver l'humanité) et vision métaphysique d'une humanité fondamentalement bonne malgré ses défauts, le film de Chloé Zhao reconduit ainsi les pires clichés de la domination sans partage par les humains, idéologie pourtant porteuse des désormais très bien répertoriées catastrophes actuelles et à venir. Il est temps que les super-héros, eux aussi, apprennent que sauver le monde est en contradiction avec ne s'occuper que des humains.
Jean Michell Frodon
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