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«Madres Paralelas», amours de femmes dans un palais des glaces
Grâce notamment à l'interprétation toute en finesse de ses deux actrices principales, le film le plus accompli d'Almodóvar depuis une bonne décennie compose une émouvante, subtile et finalement joyeuse carte des émotions.
Parallèles et symétriques, convergentes et perpendiculaires, droites et courbes, les mères sont les héroïnes d'un mélodrame qui ne manque ni d'humour ni d'étrangeté. | Pathé
Le nouveau film d'Almodóvar est une véritable bénédiction. Une planche de salut dans l'océan de niaiserie familialiste réactionnaire qui a submergé les films du monde entier.
À partir du canevas a priori le plus inféodé aux diktats du schéma familial, le cinéaste espagnol, au meilleur de son talent, ne cesse de montrer que, sur ce thème comme sur tout autre, le cinéma est à même de faire vivre la liberté des personnes –personnages et spectateurs–, l'imaginaire et la complexité des émotions au lieu de (se) soumettre aux conformismes dominants.
Deux femmes, Janis dans la quarantaine et Ana encore adolescente, accouchent en même temps. Elles se lient d'amitié à la maternité. Elles ont chacune une fille. Bientôt, Janis, qui adore son bébé, a des doutes sur le fait que sa petite Cecilia soit bien son enfant.
De test ADN en retrouvailles avec Ana, puis de faux-semblants en double jeu, se met en place une sorte de marivaudage tendu des émotions maternelles, des désirs féminins et des formes innombrables que prend l'amour –porté aussi aux hommes à l'occasion, même si c'est de manière très marginale.
Madres Paralelas est peut-être le film le plus hitchcockien du réalisateur de Parle avec elle et de La Piel que habito. Il s'y déploie un mécanisme de suspens qui évacue tout le grand-guignol, les accessoires lourdauds du crime et de la violence physique, pour faire des affects l'unique terrain où se jouent les intrigues, les coups de théâtre, les manipulations. Tous ces ressorts ne tendent jamais vers un jugement moraliste. Ils accueillent l'irisation infinie des pulsions, des angoisses, des inclinations.
Marqueterie de précision
Si le film est aussi beau et aussi touchant, c'est qu'on perçoit combien ce nettoyage des habituels oripeaux du mélodrame est au fond le signe d'un immense respect. Respect pour ces femmes que nous voyons, mais aussi pour toutes celles et tous ceux qui peuvent éprouver de l'empathie pour ce qu'elles éprouvent. Rien, jamais, n'est décidé d'avance par un moule préexistant, qu'il soit réputé naturel ou de civilisation.
Madres Paralelas est un film très écrit, très scénarisé. Comme toujours chez Almodóvar, rien n'est naturaliste dans cette construction aux allures de marqueterie de précision, où le choix des costumes, des couleurs, des lumières, tout autant que le réglage des péripéties, des gestes et des tonalités émotionnelles concourent à une proposition finalement très ouverte, et qui laisse tant de liberté à tout un chacun.
En pareil cas, la prise en charge par les interprètes est décisive. Ils et elles –elles, en l'occurrence– doivent du même élan répondre avec une extrême précision du cheminement sur les toiles d'araignée émotionnelles que tisse le film, et ne jamais réduire leur personnage à sa seule fonction narrative ni à une définition univoque.
Pour sa septième participation à un film d'Almodóvar depuis Tout sur ma mère, Penélope Cruz incarne une Janis impressionnante d'intériorité palpitante, d'indécidabilité dans le réseau de ses besoins, de ses impulsions et de ses retenues.
Face à elle, la quasi-débutante Milena Smit fait vibrer, de la vulnérabilité à la menace et du désir dévorant à l'affection, de multiples cordes sensorielles, qui ne cessent de se recombiner en impressionnants arpèges.
De manière délicate, cette circulation dans le labyrinthe des relations intimes de deux femmes trouve aussi à s'inscrire dans une histoire collective, une histoire douloureuse et au long cours: celle des crimes franquistes et du rapport à la mémoire qui travaille toujours l'Espagne, plus de quatre-vingts ans après la fin de la guerre civile.
La finesse chorégraphique des dernières séquences, où, sans aucun sentimentalisme, les gestes et les postures racontent davantage que les mots, est à cet égard exemplaire.
Madres paralelas est le film le plus accompli d'Almodóvar depuis une bonne décennie (hormis le délicieux court-métrage La Voix humaine avec Tilda Swinton, avalé par le Covid et distribué uniquement en VOD et en DVD). Le plus gracieux aussi, au sens où le goût du cinéaste pour les scénarios à tiroirs, coïncidences et rebondissements auront dans les films récents souvent paru plus laborieux.
Bouffée d'air
Le vingt-deuxième long métrage du cinéaste vient ainsi rappeler que, pas plus qu'aucun autre, le thème des relations familiales n'est condamné au conformisme et au sentimentalisme qui parasitent tant de films –un rappel singulièrement salutaire par les temps qui courent.
Nous vivons une époque où pas une semaine ne s'écoule sans que sorte au moins un long-métrage cherchant à capitaliser sur la soi-disant sacro-sainte relation familiale.
Sous influence de l'air du temps réactionnaire et télévisuel, il est aussi devenu de règle de masquer les faiblesses de scénario et de mise en scène sous un épais nappage de drame familial. Le pénible De son vivant, en salles depuis le 24 novembre, en fournit un exemple typique: incapable de croire assez à son sujet –le cancer et la fin de vie–, le film est saturé de tripatouillages grand-mère-papa-fiston.
Dès lors la tentation serait grande de vouloir simplement éjecter cet enjeu des films, en rêvant de ce qu'en firent naguère de manière salutaire par leur volonté polémique des cinéastes tels que Bergman, Loach et Chabrol, Bellocchio et Ferreri. C'est aussi le mérite de Madres Paralelas de montrer que ces affaires-là, celles des relations familiales, de l'amour maternel, du désir d'enfant comme des liens du sang et du cœur, peuvent comme tout autres rester vives et ouvertes.
Jean-Michel Frodon
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