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Trois vaillances d'hommes noirs: «Residue», «Traverser», «Twist à Bamako»
La sortie simultanée des films de Merawi Gerima, Joël Akafou et Robert Guédiguian témoigne de la lente amélioration de la présence de minorités à l'écran, tout en rappelant combien les œuvres doivent rester singulières, irréductibles à toute catégorisation généralisante.
Autoportrait fragmenté d'une jeunesse, d'un quartier, d'une communauté, dans Residue de Merawi Gerima. | Capricci Films
La première semaine de 2022 est l'occasion d'une véritable déferlante de films qui mériteraient une attention critique particulière. Parmi eux, cette singularité sans précédent que constitue l'arrivée de trois films dont la totalité des personnages principaux sont des Noirs.
Les réunir dans un même corpus comporte évidemment le risque d'un processus de ghettoïsation, à propos de réalisations profondément différentes: l'une signée par un Noir américain dans son quartier natal de Washington, une autre tournée en Europe par un cinéaste ivoirien à propos de compatriotes sur les chemins de la migration, la troisième située au Mali et filmée par un Français blanc.
On voudra ici tenter au contraire le pari de mettre ces œuvres en valeur tout en faisant jouer, dans des textes distincts, ce qui diffère d'essentiel entre ces trois propositions, en termes d'enjeux narratifs et thématiques comme de choix de mise en scène. Des propositions qui occupent, aussi, des places très différentes sur l'éventail entre fiction, documentaire et film essai.
«Residue» de Merawi Gerima
Il y a d'abord comme un tourbillon. On voit ce jeune Noir, Jay, revenu dans le quartier de son enfance à Washington D.C. On voit les rues, les maisons, des habitants. Et aussi des souvenirs, des images qui montrent certaines des mêmes personnes, enfants.
Il y a des rencontres, des rires, des disputes, des deuils. Une violence bien réelle, et ses masques. Des signes codés.
La caméra et le montage prennent soin de ne jamais laisser un personnage ni une situation polariser l'attention. Peu à peu se dessine un projet, ou plutôt une ambition. Residue sera moins le portrait que l'invocation d'un collectif et de son histoire «à travers une assez courte unité de temps», comme disait l'autre.
De l'adolescence du réalisateur (le nom désignant à la fois Merawi Gerima et Jay) à son état de jeune adulte, peu d'années se sont écoulées mais le quartier a changé. Multiples sont les traductions de la gentrification, qui est aussi une «blanchisation», à l'œuvre dans ce centre-ville de la capitale fédérale américaine.
En butte à un double rejet, de la part de ses anciens copains et sous l'effet de l'embourgeoisement du quartier, Jay (Obi Nwachukwu) cherche sa place comme cinéaste. | Capricci Films
Residue est à la fois très précisément situé, y compris par l'argot local ou les habitudes culinaires de la communauté, et témoigne à la fois d'une réalité bien plus large. Ces formes d'exclusion, liées aux mutations sociales et qui se traduisent dans l'immobilier et l'habitat, existent bien évidemment à l'échelle de l'ensemble des États-Unis: un phénomène également visible au cinéma, mais souvent par des voies plus détournées, notamment à travers une flopée de films d'horreur où les pauvres éjectés reviennent hanter et terroriser les nouveaux habitants.
Les phénomènes de gentrification ne sont pas propres à l'Amérique du Nord, et des films récents s'en sont d'ailleurs fait les témoins un peu partout dans le monde, comme il y a peu White Building de Kavich Neang ou Retour à Shibati de Hendrick Dusollier, en Asie, Aquarius de Kleber Mendonça Filho au Brésil, mais aussi, en France, le trop méconnu Les Derniers Parisiens de Hamé et Ekoué, et dans une certaine mesure Gagarine, de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh.
Un film en colère
Cela n'ôte rien ni aux singularités de la situation à laquelle se réfère Residue, ni à la force inédite qui émane de la manière dont il est filmé. Le premier long métrage du fils du cinéaste éthiopien-américain Hailé Gerima, pionnier du cinéma noir des deux côtés de l'Atlantique, est un film en colère.
Et cette colère se traduit par des choix de fragmentation du récit, de cadrages, d'ellipses, qui font de Residue une œuvre où les dimensions de poème et de pamphlet sont aussi importantes que sa richesse documentaire appuyée sur des ressorts de fiction –ceux que nous voyons sont des acteurs, même s'ils sont tous non-professionnels– inspirés d'histoires vécues.
Un des traits les plus évidents de cette rage qui anime le film tient au choix de ne jamais montrer les quelques personnages blancs qui participent des diverses situations évoquées. Choix de mise en scène qui se veut évidemment réponse à l'invisibilisation dont la minorité noire est encore victime, même s'il peut sembler légitime de discuter pour savoir si la meilleure réponse à une invisibilisation de l'autre en situation d'infériorité est bien d'invisibiliser en retour ceux en situation de domination.
Cette colère de Merawi Gerima est nourrie des destins détruits de ses anciens copains de classe et de jeu, de l'éviction sous la pression des agents immobiliers de celles et ceux qui furent ses voisins, de la quasi-fatalité des impasses de la drogue et du crime pour la plupart des jeunes habitants de ce quartier.
Mais cette colère, et celle de Jay, tient aussi au fait qu'il est loin d'être toujours bienvenu dans son ancien quartier, lui qui est parti suivre des études de cinéma en Californie. Une faille s'est aussi creusée entre ce même quartier et lui, et si Jay rechigne à en prendre acte, les autres personnages (et donc le réalisateur) ne le lui envoient pas dire.
Ce paradoxe bien réel –et très honnête– participe de la désarticulation dynamique du film, qui nous incite à penser ce dernier comme une invocation. Il s'agit en effet moins d'expliciter, que de rendre sensible à un passé qui s'efface et un présent qui s'effondre. Pour se laisser habiter par eux.
Le cinéaste n'ayant recours qu'à des situations très simples, quotidiennes, cette sensation passe par une sorte de transe cinématographique, faite d'opérations visuelles et sonores chamaniques qui, au-delà de situations qui restent parfaitement lisibles –également très rythmé, Residue n'a rien d'un film abstrait–, trouvent une virulence sensuelle et critique, d'une énergie très supérieure à la somme des éléments mobilisés.
«Traverser» de Joël Akafou
Il existe désormais un ensemble conséquent de films consacrés à, ou inspirés par l'un des plus importants et tragiques phénomènes contemporains: le sort des migrants affrontant mille dangers pour tenter d'atteindre les pays riches dont les administrations et une partie des dirigeants et des populations les maltraitent avec violence, mépris, malhonnêteté et racisme.
Depuis, exemple mémorable (il y en aurait d'autres), La Blessure de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval au début des années 2000, et jusqu'au récent et passionnant Ailleurs, partout, d'Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter, toujours en salles, ou Tilo Koto de Sophie Bachelier et Valérie Malek, sorti le 15 décembre, de très nombreux films ont accompagné ces expériences de multiples manières, relevant selon les cas du documentaire, de la fiction, de l'essai, du cinéma expérimental… Ou de mélanges entre ces genres.
Il est clair que le cinéma n'a pas permis une significative amélioration de la situation, qui n'a au contraire cessé de se dégrader, qu'il s'agisse des désastres en mer, aux frontières terrestres, dans les camps, ou des incessants mensonges officiels –exemplairement sur ce qui se passe à Calais en ce moment même.
Mais le cinéma aura du moins contribué à rendre visible ce qui est massivement occulté, et à rendre mieux perceptible ce qui est caricaturé et déformé, en particulier par les médias télévisuels, et y compris dans le cadre de discours qui se veulent compassionnels.
C'est dans ce contexte que s'inscrit la singularité du film de Joël Akafou. Une de ses caractéristiques, rare sans être inédite, est d'avoir été tourné par un cinéaste lui-même originaire de la région d'où arrivent les migrants qu'il filme –en l'occurrence l'Afrique de l'Ouest, plus précisément la Côte d'Ivoire.
D'où une affinité avec ses protagonistes, renforcée par le fait qu'Akafou avait déjà filmé auparavant, à Abidjan, celui autour de qui tourne tout le film, Touré Inza, dit Junior, dit Bourgeois, dans son précédent film, Vivre riche.
Situations intimes
Cette proximité autorise le filmage de situations intimes, de moments privés, et surtout de comportements de Junior pas toujours à son honneur, en particulier dans la manière dont il se comporte avec trois femmes qui ont de l'intérêt pour lui, Michelle, chez qui il habite à Turin, Aminata sa «fiancée», et Brigitte, qui l'attendent toutes trois à Paris, chacune dans l'ignorance de l'existence de l'autre.
Au fil des séquences et des situations se reconfigurent les relations entre le jeune homme aux dreadlocks (plutôt des twist) et chacune des trois femmes, selon les sentiments, les avantages et les inconvénients, les moments de courage, de lâcheté, d'incertitude, de maladresse.
Parfois manipulateur, parfois dépassé, ou cherchant à être honnête, ou à éviter de blesser, Bourgeois n'est jamais jugé par la caméra. Sa personnalité et ses actes n'en sont que plus riches, plus humains, fut-ce dans leur ambivalence.
La femme avec laquelle Bourgeois ne triche pas est sa mère, à qui il parle souvent sur son portable. Son téléphone, comme pour tous les migrants, est l'outil essentiel de la construction, et de la reconstruction permanente de son existence, selon plusieurs formes de déplacement.
Traverser témoigne en effet d'une existence à la fois très située (en Italie, au pied de ces Alpes qu'il veut franchir), mobile (le long des chemins de multiples fois empruntés de la migration), et connectée (avec la famille au village, avec les connaissances elles aussi sur les routes, et avec les interlocutrices en France).
Presque aussi importantes sont les conversations de vive voix, sur place, avec les amis ivoiriens dans une situation en partie comparable, les échanges d'informations, les jeux de séduction et de rivalité de jeunes hommes lancés dans une aventure vitale, les inquiétudes, les doutes, les reproches… Et comme le dit l'un d'eux: «L'aventure c'est pas facile.»
Aux côtés de Junior et de celles et ceux qui l'entourent, Joël Akafou est là et bien là –pas question ici de cette présence inexplicable de la caméra, si commune à tant de documentaires enregistrés, qui font comme si le réalisateur était absent. Nul ne fait mystère de ce qu'un film est en train d'être tourné, honnêteté minimum et peu fréquente.
Ce sont toutes ces caractéristiques qui font de Traverser un film si singulier au sein du vaste corpus des réalisations concernant des migrants: ni Junior ni ses proches ne sont jamais réduits à ce seul statut. Ils existent dans la complexité de leurs trajectoires individuelles, de leurs particularités, de leurs zones d'ombre, de leurs angoisses propres.
Documentaire assurément, le film devient ainsi un véritable récit habité de présences humaines, de trajets émotionnels, d'intrigues, de drames quotidiens mais aussi de moments de danger extrême, ou de comique inattendu. Scène après scène, Traverser se révèle ainsi être un roman contemporain d'une ampleur inattendue.
Le nouveau film de Guédiguian évoque un monde lointain. Non pas le Mali, où il se déroule, mais ce monde où sous le nom de socialisme, un idéal d'organisation plus égalitaire de la société a animé des millions de personnes, et en particulier de jeunes gens, presque partout sur la planète. Et notamment dans les anciennes colonies françaises ayant récemment accédé à l'indépendance.
À l'aube des années 1960, Samba est l'un de ces jeunes éduqués engagés sans réserve dans l'espoir de transformer les mentalités autant que les structures d'un pays agraire, encore si imprégné d'organisation et de modes de pensée liés à la fois au colonialisme et à une tradition patriarcale.
Mais Samba et ses amis sont aussi des adolescents et des adolescentes pour qui l'invention d'un avenir meilleur passe par une libération des corps et des esprits, un appétit festif qui s'incarne dans les musiques et les danses qui, elles aussi, font fureur un peu partout dans le monde. Twist à Bamako se situe à l'intersection de deux internationales, celle du drapeau rouge et celle du rock'n'roll.
Deux images polarisent cette tension qui sous-tend le scénario, le portrait de Patrice Lumumba, figure de proue d'un projet révolutionnaire en Afrique, assassiné par des sbires manipulés par les anciennes puissances coloniales, et Johnny (Hallyday) et Sylvie (Vartan) sur la couverture de Salut les copains.
Une troisième image synthétise ces deux forces simultanément à l'œuvre, une photo noir et blanc de Malick Sidibé[1] dont l'objectif avait alors si bien saisi cette énergie se traduisant dans l'explosion sensuelle des corps, que Guédigian met en contrepoint du désir de changer le monde.
Les jeunes amoureux Samba et Lara, personnages autour desquels le récit du film s'organise, sont à l'image de ces couples qu'a immortalisé le photographe de Bamako.
Twist à Bamako raconte leur histoire, à l'intersection des multiples conflits –idéologiques, générationnels, culturels, familiaux– au sein desquels sont pris les deux jeunes gens et leur génération.
Guédiguian filme simplement, frontalement, explicitement une histoire compliquée, multiple, pleine de zones d'ombres et de contradictions, sans évacuer celles-ci. La réussite du film tient à cette complexité, que la distance dans le temps (pas seulement il y a soixante ans, mais dans une époque révolue) n'annule pas.
Il tient, aussi, à la présence vigoureuse, physique, intense de ses jeunes interprètes, y compris les seconds rôles, lors des scènes dans les petits clubs qui accueillent les «yéyé boys», comme le Parti au pouvoir les désigne pour les dénigrer et bientôt les condamner, ou lors de baignades festives dans le fleuve.
Non sans malice, le cinéaste cite explicitement les photos de Sidibé, mais aussi des scènes du cinéma soviétique exaltant les vertus du travail collectif à la campagne, tout en pointant un paradoxe qui n'est pas que de ce temps depuis longtemps passé.
Qu'au discours émancipateur porté par des cadres et des militants comme l'Afrique et bien d'autres parties du monde en ont connu alors et depuis, se mêlent des formes d'expression et d'exultation formatées par les industries venues des pays qui visent à maintenir ces nations et leurs populations dans la soumission (en particulier les États-Unis, qui ont parmi tant d'autres actes similaires joué un rôle dans le meurtre de Lumumba), est un paradoxe dont on est loin d'être sorti.
Évocation située dans un cadre géographique et historique particulier, Twist à Bamako est travaillé par une question qui n'a rien perdu de son actualité, celle des formes d'expression d'une énergie libératrice.
Sous les apparences d'un Roméo et Juliette malien au temps d'un projet politique aujourd'hui enfoui dans les poubelles de l'Histoire, Robert Guédiguian pose cartes sur table des enjeux de liberté individuelle et d'espoirs collectifs avec lesquels nul n'en a fini, en Afrique pas plus qu'ailleurs.
Jean-Michel Frodon
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