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«Memory Box» sur les chemins d'un passé qui ne passe pas
Les cinéastes libanais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige s'aventurent dans le labyrinthe des souvenirs d'une époque de guerre et d'espoirs, à la lumière des émotions d'aujourd'hui.
Memory Box? La boîte existe bel et bien. Par un beau matin d'hiver, elle est livrée à la maison où habitent Maia et sa fille Alex, qui doivent être rejointes par leur mère et grand-mère, qu'on appelle Teta, «mamie» en arabe. Elles sont d'origine libanaise, installées au Québec. C'est la veille de Noël, mais le colis qui vient d'arriver n'est pas un cadeau. Ou peut-être bien que si, mais de manière détournée, et perturbante.
On connaissait les boîtes à secrets et à tiroirs japonaises ou chinoises, voici donc la boîte libanaise. Pas moins complexe, pas moins ludique, mais aussi beaucoup plus émouvante, et hantée par une tragédie.
La boîte arrivée dans la maison isolée par la neige est, en effet, une boîte de souvenirs: les traces matérielles d'une époque révolue, que les deux femmes les plus âgées veulent laisser enfouie dans le passé, ce passé que n'a pas connu la plus jeune, née au Canada.
Dans la boîte se trouvent les cahiers, dessins, photos et cassettes audio que Maia, qui avait alors l'âge qu'a aujourd'hui Alex, a envoyé durant des mois à sa meilleure amie, qui avait quitté Beyrouth pour échapper à la guerre civile qui a ensanglanté le pays durant quinze ans.
À travers ces envois se racontent par fragments l'enchaînement des événements catastrophiques qui ravagent alors le pays, mais aussi le quotidien d'une adolescente qui refuse que la guerre définisse entièrement son existence, cadenasse sa jeunesse, ses désirs, ses élans de vie.
La mémoire n'est pas les souvenirs
Mais la mémoire ce ne sont pas, ou pas seulement des souvenirs matériels, des objets, des images et des récits venus du passé. C'est aussi, c'est surtout ce que chacun et chacune en fait, au cours des ans. Film de mémoire et pas de souvenirs, Memory Box ne se résume pas au récit du retour à la surface d'objets cachés ou oubliés.
Le film de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige est l'interrogation, avec les moyens du cinéma, des cheminements par lesquels les humains se construisent ou se reconstruisent avec les événements qu'ils ont traversés, les plus intimes comme les plus collectifs, les plus généraux (le passage à l'âge adulte) comme les plus situés (le conflit libanais des années 1980). Ou comment ils et elles ont à se construire aussi, avec les souvenirs des autres, qui les concernent.
Les deux artistes et cinéastes, qui cosignent avec Memory Box leur sixième long-métrage, sont aussi les auteurs d'une œuvre multisupport (films, photos, installations, performances, vidéos…) d'une grande cohérence. Par des voies très diverses, ils explorent depuis vingt-cinq ans ces labyrinthes de la mémoire, toujours à partir d'éléments très concrets, souvent en immédiate proximité avec ce qu'eux-mêmes ou leurs proches ont vécu.
Que les cahiers aujourd'hui visibles dans leur film reprennent à l'identique ceux qu'a effectivement écrits Joana Hadjithomas durant six ans de guerre à Beyrouth, et que les photos qu'on voit à l'écran aient effectivement été prises par le jeune Khalil Joreige à la même époque, n'a rien d'anecdotique.
Ce sont, au même titre que les morceaux de variété qui animaient alors les soirées ou que les discours d'engagement politique qui ont mobilisé une génération, les matériaux d'une enquête.
Cette enquête n'est pas seulement celle que mène Alex, bravant l'interdit maternel pour découvrir le contenu de la boîte. Elle porte moins sur ce qui s'est passé alors pour Maia et son amoureux Raja, ou sur ce que le retour à la lumière des traces de cette époque va faire à la relation entre la mère et sa fille qui les découvre, qu'à la mise en évidence des cheminements de la mémoire, et à leurs effets.
Des effets qui se manifestent dans les comportements et les émotions des personnes, mais aussi dans le destin du pays entier, comme l'actualité ne cesse, hélas, d'en témoigner. Puisque ce récit narré depuis le point de vue d'une famille est aussi, à bien des égards, significatif de ce qui n'a cessé de se produire au Liban et de son rapport maladif à sa propre histoire.
Il y eut le vieil immeuble cristallisant les multiples conflits restés irrésolus au sortir de la guerre d'Autour de la maison rose et le trajet entravé du jeune homme narcoleptique en chemin pour enfin déclarer la mort de son père disparu quinze ans plus tôt au plus fort du conflit (A Perfect Day, 2005). Il y eut le voyage de Catherine Deneuve et Rabih Mroué sur les traces des bombardements israéliens au Sud-Liban durant l'été 2006 (Je veux voir, 2008) et l'invocation du souvenir occulté d'une aventure spatiale au pays du cèdre (Libanese Rocket Society, 2013). Les films de Hadjithomas et Joreige n'ont cessé de parcourir ces chemins qui sont d'abord affectifs et mentaux, et par là même politiques.
Rares sont les œuvres de cinéma qui savent ainsi, au-delà des reconstitutions et des narrations d'époque, se transformer en caisse de résonance donnant accès, depuis le présent et avec lui, aux élans, singuliers et collectifs, tels qu'ils ont circulé, se sont affrontés ou fondus. C'est de ces interférences sur de multiples fréquences que se fabrique une mémoire, autant et plus que sur des objets et des faits. Cela s'appelle l'histoire.
Une autre cartographie
Regarder Memory Box fait songer à cette énigmatique et suggestive citation (empruntée à Racine) qui ouvrait Sans soleil de Chris Marker, le grand cinéaste de la mémoire. «L'éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps», formule propre à déstabiliser les trop expéditives séparations entre temps et espace, incitation à inventer d'autres cartographies.
Et c'est bien ce que fait le film en accompagnant à la fois les espoirs, les combats et les angoisses de la jeune Maia, et ce que l'irruption de cette capsule d'artefacts du passé dans le présent fait aux trois résidentes de la maison québécoise.
Alex face aux images de sa mère et de l'amie à qui elle enverra ses cahiers: quand une adolescente d'aujourd'hui retrouve, et ré-archive à sa manière les traces d'une autre histoire, qui est aussi en partie la sienne. | Haut et Court
La circulation entre les deux époques (aujourd'hui et les années 1980), les deux pays (Liban et Canada), les différents pôles affectifs (la famille, les copains, les affinités politiques en un temps où il était difficile de ne pas «choisir son camp»), aussi bien que les quatre femmes que sont Alex, Teta, Maia aujourd'hui et Maia adolescente, construit le territoire du film, territoire spatio-temporel à multiples niveaux qui communiquent selon des passages pas toujours logiques.
L'invention de telles cartographies alternatives mieux aptes à prendre en compte les forces actives est au principe de toute l'œuvre de Khalil Joreige et Joana Hadjithomas, sous le signe de présences subliminales et d'images latentes, mais aussi par leur capacité à redéfinir les manières d'exister de représentations connues –des cartes postales, des affiches, un drapeau, les clichés (dans tous les sens du mot)...
Un film palimpseste
Cette inventivité se retrouve dans les choix de mise en scène de Memory Box, choix visuels surtout, mais aussi dans le rapport aux sons et dans le montage. Transformant parfois l'écran en planche contact pour rouleaux de pellicule, en mosaïque d'images ou en matière inflammable, ils rendent possible cette expédition dans les limbes d'une mémoire douloureuse, mais électrisée d'appétit d'écouter, de regarder, de danser, d'aimer, d'exister.
Les documents d'actualité, les coupures de journaux et reportages télévisés, les archives de toutes natures deviennent ainsi une composante parmi d'autres de la matière délibérément hétérogène de ce film palimpseste, où figurent les ruines des bombardements et les vannes sur WhatsApp, le courage et la peur, les miliciens ivres de virilité surarmée, les petits signes d'une séduction timide, les silences et les blocages entre générations.
La cohabitation dynamique de ces éléments tient, surtout, à la manière dont les cinéastes savent faire résonner le hors-champ, travaillant les formats d'image, leur texture, des effets lumineux simples mais féconds pour que, sans cesse, plusieurs régimes de lecture soient possibles.
Tout autant que leur propre rapport émotionnel à cette période qui fut tragique et qui fut leur jeunesse, leurs choix plastiques engendrent cette tension entre refus d'oublier ou de formater des moments d'extrême douleur et la vibration d'une vitalité irréductible.
Tension qui, par-delà les générations, les drames, les mensonges et les trahisons, fait la force joyeuse et touchante de Memory Box. Jusqu'au finale qui, fortuitement, fatalement, légitimement, recoupe l'actualité la plus récente.
Jean-Michel Frodon
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