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«Little Palestine», la vie et rien d'autre
Le jeune réalisateur Abdallah al-Khatib tient le journal du siège du camp palestinien de Yarmouk, en Syrie, avant qu'il ne soit détruit par l'armée de Bachar el-Assad.
Un concert dans les rues du camp assiégé et bombardé de Yarmouk. | Dulac Distribution
C'est quoi, la formule arithmétique de tels destins? Le malheur au carré, au cube? Palestiniens et enfants de Palestiniens chassés de chez eux par la création d'Israël, réfugiés en Syrie, attaqués, puis assiégés par le dictateur Bachar el-Assad, bombardés par les avions russes.
C'est quoi cette histoire? On la connaît, c'est Alamo, et c'est Sarajevo. C'est, depuis l'intérieur, la souffrance de ceux qui ne sortiront pas. La violence de chaque jour et les mois qui se suivent, la faim et la mort.
Celui qui a filmé cela, Abdallah al-Khatib, n'avait jamais touché une caméra avant qu'un ami lui laisse la sienne pour tenter de sortir du camp de Yarmouk, dans la banlieue de Damas –et soit finalement attrapé et torturé à mort par les sbires d'el-Assad. Il n'était même jamais allé au cinéma, Abdallah al-Khatib.
Où a-t-il trouvé le sens du cadre, de la distance, de la mise en contexte? Car si comme disait le poète «le malheur au malheur ressemble», et en effet «il est profond profond profond», si les images d'horreur en Syrie, nous en avons tant vues sans que cela aide à grand-chose pour les Syriens, ce que l'on voit dans Little Palestine, on ne l'a jamais vu.
Yarmouk, qui fut durant un demi-siècle le plus grand camps de réfugiés palestiniens issu de la Nakba, rejoint massivement le camp de la révolution contre le régime syrien. En 2013, l'armée encercle entièrement cette ville de plus de 100.000 habitants, qui s'est encore gonflée de nombreuses personnes ayant fui les exactions du régime dans d'autres quartiers[1]. Les bombardements, les tirs de snipers, l'arrêt de l'approvisionnement en nourriture, en eau, en médicaments, en électricité transforment la vie de cette population civile en enfer.
Au fil des jours, le réalisateur a enregistré les paroles des anciens et des gosses, des femmes et des adolescents. Il filme la débrouille et écoute les rêves, il capte les récits des anciens combats, des anciennes souffrances dans l'ombre des violences et des terreurs en cours.
Filmé de l'intérieur, par un membre actif de cette communauté écrasée et isolée (avant le siège, al-Khatib était l'organisateur de multiples actions de formation pour les jeunes), le point de vue est sans concession, mais tout entier porté par l'attention aux singularités des personnes, aux énergies individuelles qui s'inventent dans ce contexte extrême.
Un concert en pleine rue alors que tombent les barils d'explosifs largués par les hélicoptère d'el-Assad, des gamins qui jouent au foot dans la cour de l'école, la mère du réalisateur engagée corps et âme dans l'organisation de l'aide aux plus démunis, la petite fille qui cueille de l'herbe, devenue ultime aliment disponible, quand tout près résonnent des explosions…
Ce sont ces figures qui éclairent ce paysage privé de lumière par les assiégeants. Elles sont les points d'ancrage d'un témoignage en images qui trouve aussi un étonnant lyrisme visuel pour rendre visibles l'émotion de la foule des habitants, l'importance de l'humour et des barricades qui défendent le camp sur le plan de l'imaginaire, sinon sur le plan militaire.
Lorsque c'est finalement l'organisation État islamique qui prend le contrôle de Yarmouk, en 2015, le jeune filmeur qui ne se savait pas réalisateur quitte le pays, et fait sortir le disque dur des images enregistrées par d'autres voies. Lui et elles finissent par atteindre Berlin, où a lieu le montage du film.
Aujourd'hui, Abdallah al-Khatib est sans aucun doute un cinéaste: un cinéaste palestinien, en exil, en Allemagne. Le camp de Yarmouk, lui, n'existe plus.
Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le samedi de 6h à 7h sur France Culture.
Jean-Michel Frodon
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