Lucidno
Splendeur et fureur de «Vitalina Varela»
Au plus près d'une interprète exceptionnelle qui illumine le film de l'intérieur, la nouvelle œuvre de Pedro Costa est une aventure fantastique, un requiem réaliste et un somptueux poème visuel.
Un pied nu se pose sur une marche métallique. Le pied d'une femme noire. C'est une image dans un film, et immédiatement aussi autre chose. Le concentré, le condensé d'une multitude d'émotions, d'une présence physique, du contact de la chair et de la matière froide, un geste banal magnifié par la lumière et l'obscurité, le sentiment d'un poids du corps et d'une souffrance, d'une colère et d'une peur.
À l'instant même où Vitalina Varela, les pieds gonflés par son voyage en avion, atteint le sol à l'aéroport de Lisbonne, il se produit quelque chose de rarissime. Il y a le landau de Potemkine et la douche de Psychose, la silhouette de John Wayne à contre-jour dans La Prisonnière du désert et Belmondo se passant le doigt sur les lèvres dans À bout de souffle, il y aura le pied de Vitalina.
Ce n'est pas présumer de la célébrité qu'obtiendra cette image –on peut s'inquiéter qu'elle n'atteigne jamais celle de ces visions devenues illustres. Ce n'est pas non plus affaire d'érudition ou de fétichisme cinéphile.
C'est dire qu'il se joue, à ce moment précis, une alchimie chargée de puissances invisibles qui mériterait, pour une fois, d'employer le terme si galvaudé d'icône. Une image où est condensé un invisible et bouleversant mystère, que n'épuiserait ni la description ni l'explication. Il y a, oui, quelque chose de mystique, même si sans relation à la religion, dans ce qui s'accomplit là.
Une procession d'ombres
Lorsque Vitalina Varela descend de l'avion qui l'amène de son île du Cap-Vert au Portugal, le film est déjà commencé. Il a débuté par une procession d'ombres, impressionnant défilé le long du mur d'un cimetière, dont on ne sait si ce sont les spectres des défunts, des passants, des gens qui viennent d'assister à un enterrement malgré l'heure nocturne.
On voit que ce sont des hommes, qu'ils sont noirs, qu'ils sont pauvres, et en piètre condition physique. On comprendra bientôt qu'ils reviennent des funérailles de l'un des leurs, Joachim, habitant de ce quartier de taudis et de trafics, Cova da Moura, où sont concentrés les gens venus des anciennes colonies portugaises d'Afrique. Le mort était le mari de cette femme qu'on voit débarquer ensuite de l'avion.
Une divinité antique
Elle irradie une souffrance et une tristesse, mais surtout une fureur muette. Fureur contre son mari, qui l'avait abandonnée au pays avec deux enfants, la promesse de les faire venir jamais tenue, l'absence de nouvelles depuis des années. Fureur contre cette mort advenue loin d'elle, et dans des conditions qui l'ont empêchée de participer au rituel funéraire, essentiel dans la société à laquelle elle appartient.
Fureur contre les conditions économiques et administratives qui ont retardé sa possibilité de voyager. Fureur, bientôt, contre le silence, l'indifférence, l'apathie, les dérobades des anciens voisins, compagnons de travail et de trafics de son mari.
Sans que nul s'en soucie, elle s'installe dans la maison misérable et déglinguée de Joachim. Elle est comme une divinité antique, une incarnation de l'idée même de malheur, d'injustice, de violence subie sans avoir les armes pour répondre. Et elle est, exactement en même temps, une femme noire immigrée affrontant très concrètement les conditions de vie calamiteuses dans un quartier déshérité d'une capitale européenne.
La fusion incandescente de cette figure mythologique, de cette personne significative d'un statut social largement répandu et de l'individu singulier qu'est cette femme-là, Vitalina, engendre l'énergie foudroyante du film.
L'activation de cette énergie résulte de la rencontre entre deux forces, au sens que la physique donne au mot «force». L'une, c'est Vitalina Varela elle-même.
Il est intéressant, mais absolument pas indispensable, de savoir combien le parcours personnel de l'actrice, de cette femme devenue par ce film une immense actrice, est proche de ce qu'évoque le film.
Un magnifique livre de photos réalisées sur le tournage, Caderno de Rodagem, se termine par un bref texte intitulé «Les faits» où est décrit le parcours de cette femme effectivement venue de l'île de Santiago au Cap-Vert et arrivée à Lisbonne en 2013.
Elle, et lui
Elle, c'est-à-dire ce corps quinquagénaire à la fois puissant et gracieux, sculpté par les travaux de la terre, corps ancré dans le monde concret comme par un sens de la gravité plus et mieux ajusté au poids des matières, des gestes, des douleurs que ce que trouverait à performer la plus aguerrie des danseuses professionnelles.
Elle, c'est-à-dire ce visage, magnifique et insondable. Elle, c'est-à-dire son regard, qui brûle d'un feu à la fois rageur et inquiet, attentif, aux aguets, et détenteur d'un savoir et d'une exigence.
Ce corps, ce visage, ce regard –la voix, aussi– déploient leur puissance réelle et mythique grâce à l'autre force, qui est la manière dont Pedro Costa les filme.
Depuis Le Sang en 1989 et Casa de lava en 1994, il est l'auteur de neuf longs-métrages, qui –comme aussi les courts-métrages tournés entre-temps– composent une des œuvres essentielles du cinéma contemporain. Un ouvrage collectif dirigé par Luc Chessel et Cyril Neyrat, Matériaux Pedro Costa, nourri de nombreux documents autant que d'analyses éclairantes, vient de paraître et en offre une compréhension étendue.
Parmi ces films, Ossos en 1997, Dans la chambre de Vanda en 2000 et En avant, jeunesse! en 2006 (ainsi que Cavalo Dinheiro, 2014, toujours absurdement inédit en France[1]) scandent une recherche sensible, où l'invention de manières de filmer naît de l'attention aux réalités humaines, physiques, matérielles dans les quartiers pauvres de la capitale portugaise, au carrefour d'une histoire coloniale, des effets de la globalisation et de parcours individuels considérés dans toute leur singularité.
Une réponse de cinéma
Vitalina Varela est donc la nouvelle réponse de cinéma de Pedro Costa, en phase avec la personne et la situation qu'il filme. On retrouve le cadre au format presque carré, qui focalise l'attention sur l'enjeu central, on retrouve le parti pris de montrer en majesté, avec attention et respect, les personnes marginalisées que tant de mises en images diluent dans la condescendance pour la misère ou le flux statistique sous prétexte qu'elles sont dépourvues de richesses matérielles et de prestige social.
On y découvre un emploi du gros plan, ou plutôt du portrait –en pied, en buste, avec uniquement le visage, ou une autre partie du corps– qui tient de la statuaire monumentale sans rien perdre du frémissement de la chair, et de la vibration des émotions.
Et aussi, élément le plus repérable même si très loin de résumer l'ensemble des choix de mise en scène, le fait d'avoir entièrement filmé de nuit, avec un usage minimal des éclairages. Rembrandt parmi eux, parmi nous.
De la ronde macabre du début dans une épaisse pénombre à la présence hypnotique du regard de Vitalina émergeant de l'obscurité totale, cette présence de l'ombre sertit comme un joyau le visage de l'actrice, joue avec les peaux noires des protagonistes, invente l'église du prêtre joué par Ventura, qui était le personnage principal de En avant, jeunesse! et Cavalo Dinheiro.
Car bien évidemment le cheminement de Vitalina –dans les méandres du quartier décrépi, de la mémoire elle aussi démolie, de l'exploration des possibilités de construire ou reconstruire au bout de tant de destructions de toutes natures– n'est pas terminé.
Il se poursuit tout au long du film, chaque séquence inventant ses propres enjeux émotionnels au sein de cette interrogation au long cours. Et il se poursuit interminablement bien après la fin du film, pour tous ceux qui ont déjà pu en faire la découverte émerveillée depuis sa présentation au Festival de Locarno 2019 où il avait évidemment reçu le prix du meilleur film et celui de la meilleure actrice.
Film habité, Vitalina Varela ne cessera plus de hanter celles et ceux qui auront eu le bonheur de le découvrir. Alors, oui, il faut craindre d'employer à tort et à travers le mot chef-d'œuvre. Mais il faut craindre aussi de ne pas savoir l'employer lorsque, si rarement, un tel événement advient.
Jean-Michel Frodon
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