Festivali
Cannes 2021, jour 10: éloge des (non) maîtres du temps
Alors qu'il se dirige paisiblement vers son terme, voilà que le Festival est illuminé de deux films bouleversants, propositions de cinéma d'autant plus belles que tout superlatif, genre «maîtrise» ou «magistral», leur serait absolument étranger, eux qui sont tout entiers du côté de la liberté.
Très différents au demeurant, Memoria d'Apichatpong Weerasethakul, en compétition officielle, et Serre moi fort de Mathieu Amalric, dans la nouvelle section officielle Cannes Première, ont l'un et l'autre fait l'objet d'une interminable ovation à l'issue de leur projection.
Il y avait de la gratitude, et une affirmation un peu bravache en l'avenir d'une très haute idée du cinéma, tout autant qu'une bien légitime admiration, dans ces minutes qui ne voulaient pas s'interrompre où des centaines de spectateurs, à l'orchestre et au balcon, ont ovationné des artistes qui, à Cannes, sont alors au milieu du public et non pas sur scène ou sur un tapis rouge.
L'invitation au voyage
Le cinéaste thaïlandais récompensé il y a onze ans d'une Palme d'or pour Oncle Boonmee s'est cette fois géographiquement aventuré très loin de son territoire, en Colombie, mais artistiquement, il explore toujours les mêmes espaces expressifs et suggestifs.
Tilda Swinton, parfaite comme toujours, interprète une femme qui entend des explosions inaudibles à tout autre et, de Bogota à la jungle, en passant par une fouille archéologique, en cherche la cause.
Cette quête et cette recherche sont l'occasion de rencontres et de situations qui ne forment pas ce que nous avons l'habitude de nommer un récit, mais composent un archipel de temps habité de vibrations qui ne cessent de produire des images mentales, des émotions. Une invitation au voyage baudelairienne, même si tout ici n'est pas qu'ordre et luxe, loin s'en faut, mais beauté et volupté oui, d'une très singulière façon.
Le temps –mot qui concerne à la fois la durée, la chronologie, les interférences éventuelles entre ce que nous désignons comme passé, présent et avenir– est ici une argile travaillée avec amour, avec humour, avec tendresse, avec attention pour tous les êtres, humains, animaux, végétaux, minéraux, ciels et météores.
À la fois dans le fil direct de son œuvre depuis Mysterious Objects at Noon à l'aube de ce siècle et tout à fait singulier, y compris dans une relation inédite et mutine au fantastique, son huitième long-métrage est une invitation à un voyage dans les sensations et l'imagination, qui trouve son inépuisable énergie, renouvelable à l'infini, dans cette liberté absolue que s'est offert le cinéaste dans sa relation au temps.
Na Jiazuo et Wen Shipei aussi
Même en se méfiant de toute généralisation de type «cinéma asiatique», force est de constater que cette liberté à l'égard du temps, de l'organisation temporelle de récits, est aussi ce qui caractérise deux films chinois en sélection officielle.
Les Nuits de Zhenwu (à Un certain regard), premier film du jeune musicien Na Jiazuo, et Are You Lonesome Tonight?, premier film de Wen Shipei, ont en commun une façon de circuler dans le temps de manière non linéaire.
Les Nuits de Zhenwu préfère les situations aux enchaînement dramatiques, s'il se passe beaucoup de choses, dont des bagarres, des scènes d'amour et des poursuites dans l'histoire du jeune collecteur de dettes, le film se construit par nappes plus ou moins connectées plutôt qu'au long de ce qu'on nomme un développement.
Également baigné dans une atmosphère de film noir, et un peu trop prompt à citer les grandes références chez ses aînés, Wong Kar-wai, Lou Ye et Diao Yi'nan en particulier, Are You Lonesome Tonight? procède par boucles narratives, revenant différemment sur chaque péripétie, l'abordant sous un autre angle ou du point de vue d'un autre personnage.
Dans les deux cas, la continuité temporelle est rompue, et les enjeux de rythme comme de logique dramatique, qui ne disparaissent pas, sont définis selon des règles très différentes du modèle occidental dominant.
Le puzzle de la souffrance et de la libération
Avec Serre moi fort, Mathieu Amalric s'en démarque aussi, mais d'une autre façon. Lorsque la jeune mère de famille jouée, magnifiquement, par Vicky Krieps (dont c'est la deuxième apparition lumineuse au Festival, après Bergman Island) quitte son domicile, on comprend qu'il se passe quelque chose de grave.
De la nature de cette crise, le film construira pas à pas la compréhension, et surtout la sensation, en associant de manière perturbante divers éclats d'existence, divers moments, divers échanges entre la jeune femme, son mari et leurs deux enfants.
Dans leur maison d'un bourg du Sud-Ouest, dans les montagnes, au bord de la mer, sur des aires d'autoroute, à bord d'une curieuse voiture (un AMC Pacer Break) dont on ne sait trop s'il est véhicule d'une fuite désespérée, d'une quête tragique ou d'une libération, à différentes saisons sur plusieurs années, les scènes qui semblent d'abord sans lien, sinon contradictoires, finissent par dessiner un très émouvant et dramatique motif.
D'une autre manière, l'abandon de la continuité temporelle au profit d'une composition (il n'est pas anodin que la musique occupe dans le film une place importante) habitée par d'autres nécessités, émotionnelles plutôt que descriptives, s'avère une admirable ressource cinématographique.
Dès lors, les trajectoires de la jeune femme, les changements de paysages et d'humeurs, les harmoniques désaccordées peuvent déployer l'irisation des affects, sous l'emprise du plus tragique comme de la pulsion de vie. De ce lâcher-prise logique naît un déplacement intime, aux échos intimes infiniment repris et déployés.
La sortie du film est prévue le 8 septembre.
Jean-Michel Frodon
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