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Festival de Cannes, jour 1: un enjeu stratégique
Alors que le cinéma se trouve à un tournant de son histoire, le rendez-vous annuel sur la Croisette qui débute ce 17 mai n'a jamais été aussi important.
La 75e édition du Festival de Cannes, qui commence le 17 mai pour se clôturer avec l'attribution de la Palme d'or le 28, appelle bien entendu quelques célébrations. Mais il s'agit à vrai dire d'un millésime bien plus important que les noces d'albâtre qu'il semble célébrer. Jamais peut-être en ses trois quarts de siècle d'existence[1] le rendez-vous annuel sur la Croisette n'aura eu une telle importance.
Il lui revient en effet de jouer un rôle majeur dans le processus actuel affectant le domaine dont il est un fleuron, et qu'on appelle le cinéma. Celui-ci se trouve actuellement à un tournant de son histoire, moment effectivement «dramatique» (au sens d'un rebondissement majeur dans un récit ou un spectacle) mais pas nécessairement tragique.
Trois phénomènes
Les trois principaux phénomènes auxquels est due cette situation sont bien connus: la montée en puissance des plateformes de diffusion des contenus audiovisuels, la vogue des séries comme format de fiction très apprécié, et la pandémie de Covid-19.
Ces phénomènes sont différents tout en étant reliés entre eux. Ils ont des effets indéniables, mais qui ont donné lieu à des analyses, et souvent à des prédictions funestes, pour le moins partielles et biaisées.
En ce qui concerne les plateformes, il est certain que celles-ci constituent, et vont constituer à long terme un mode privilégié de circulation des programmes. Au-delà de l'hystérie qui a accompagné l'essor de Netflix et a nourri une bulle spéculative dont il est possible qu'on voie bientôt l'éclatement, l'accès en ligne est là pour rester. Les géants en la matière s'appellent déjà, et s'appelleront pour longtemps Disney, Amazon et Apple.
À côté existent et existeront des dispositifs plus modestes et plus spécialisés, dont les modalités d'existence (modèle économique et définition des formes de contenus) sont loin d'être stabilisées. Il y a toutes les raisons de penser que, parmi d'autres types d'offres, les films de cinéma y trouveront des possibilités de diffusion considérables et bienvenues.
Une bataille culturelle
En ce qui concerne les géants du secteur, leur modèle économique –comme celui de Netflix– ne repose pas sur le cinéma mais sur les produits de flux, au premier rang desquels les séries. Rien dans leur ADN n'exige la destruction des salles de cinéma, ni l'élimination de ces objets singuliers que sont les films, dont ils ont un usage secondaire, de prestige surtout.
Ces plateformes contribueront à en produire, et les montreront. Si la bataille avec Netflix, seule entité à s'être positionnée contre la salle, a été et reste une bataille économique et réglementaire, avec les autres géants du streaming, elle est culturelle.
Il s'agit de continuer de rendre désirables des formats de récit et de représentation qui n'appellent ni la répétition d'une formule, ni la promesse d'un clonage potentiellement infini des épisodes et des saisons. Il s'agit de réaffirmer que la dépendance addictive est un esclavage, même volontaire, même désiré, et le ferment de toutes les soumissions. Il s'agit de privilégier les choix singuliers sur la réitération paresseuse et infantilisante.
Le film comme objet, et la salle de cinéma comme lieu privilégié auquel il est destiné (auquel il est toujours destiné, quel que soit l'endroit où chacun le verra) ne sont nullement condamnés d'office par ce processus.
De multiples biais
Bien au contraire, nombre des plus grands consommateurs de plateformes sont aussi parmi les spectateurs les plus assidus en salle.
Et des salles, on en construit en ce moment un peu partout dans le monde –en Europe, en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient. Cela pointe vers un des nombreux biais qui affectent les discours actuels concernant l'état et l'avenir du cinéma: l'incapacité à penser en dehors du référent américain.
Comme dans tant d'autres domaines, mais de manière peut-être encore moins légitime, les décideurs et les commentateurs restent les yeux rivés sur les évolutions outre-Atlantique où la situation, complexe, est pourtant fort différente.
L'histoire du cinéma, et singulièrement du cinéma français, a montré à de nombreuses reprises qu'il était possible de fonctionner selon d'autres principes, et avec des résultats largement positifs.
La construction européenne, le développement des cinématographies «non occidentales» (y compris les formes de coopérations dites Sud-Sud), les remises en cause des comportements de masse dans de multiples domaines (habitat, transport, nourriture…), loin de la surconsommation et de toutes formes d'addictions et autres formes de pratiques de binge-watching, doivent et peuvent servir de cadre à la mise en œuvre de nouvelles places pour des activités choisies, ambitieuses, autonomes, parmi lesquelles la relation au cinéma.
Se remettre au travail
Un autre biais affectant les discours actuels concerne la comparaison de la situation actuelle avec l'avant-pandémie, pour constater une chute drastique des entrées en salle.
C'est oublier que, tout particulièrement en France, les résultats de 2019, ou d'ailleurs ceux des quatre années précédentes, sont le fruit d'un immense travail de terrain, mené pendant des décennies pour stabiliser la fréquentation au-dessus des 200 millions de spectateurs.
C'est tout simple: ce travail, il faut le refaire. Pas le même, puisque les conditions ont changé. Mais ce qu'ont fait, notamment depuis le début des années 1980, les ministères, les administrations du CNC, les décideurs en régions et à l'échelle des villes grandes ou petites, et une foule d'acteurs de terrain (enseignants, festivals, critiques, associations, médias), doit être réinventé au vu de l'état actuel de l'ensemble du secteur.
Celui-ci ne souffre ni d'un manque d'argent, ni d'un manque de désir de faire des films, ni de celui d'en voir: en additionnant tous les modes de diffusion, il n'y a jamais eu autant de spectateurs et il n'y a jamais eu autant de films. Depuis au moins le début de ce siècle, les rallonges financières ont, hélas, tenu lieu de politique, multipliant les guichets et les dispositifs.
Ce qui est en danger aujourd'hui, c'est le statut symbolique du cinéma dans la vie et l'esprit de tous... et donc dans celui des décideurs, puisqu'on ne compte pas un instant sur eux pour être volontaristes sur ce sujet. Du moins y a-t-il lieu d'espérer que, dans un environnement collectif qui les y inciterait, ils se découvriraient l'envie de faire de la réinvention de l'écosystème du cinéma un projet exaltant pour les années et les décennies à venir.
Le creuset magique
C'est là que le Festival de Cannes a un rôle stratégique à jouer. Cannes est par excellence le lieu de promotion de l'idée même de cinéma comme rapport désirable à la vie, au plaisir, au savoir, au rêve, à la diversité.
S'il mérite le titre de premier festival du monde, ce n'est pas uniquement affaire de statistiques. C'est qu'il est le creuset inégalé où se fondent le mieux l'ambition artistique, les projets économiques, les débats de société, le glamour du star-system, les gourmandises enfantines, les stratégies commerciales, les enjeux technologiques, les plaisirs sophistiqués.
Ce cocktail, plus qu'aucun autre grand événement lié au secteur, est susceptible de remettre le cinéma au centre des imaginaires collectifs. À ce titre, il faut se réjouir que Tom Cruise et Kelly Reichardt gravissent à quelques jours d'écart les mêmes marches du même palais, que Marion Cotillard et Tom Hanks foulent le même tapis rouge que les interprètes inconnus du film du jeune Iranien Saeed Roustaee ou du vétéran polonais Jerzy Skolimowski.
Ensemble, les 21 films en compétition, les 44 titres des autres sections officielles, ceux de la Quinzaine des réalisateurs, de la Semaine de la critique et de l'ACID, soit 137 longs-métrages au total, portent ce message. Sans oublier les courts-métrages et les films du patrimoine.
Mais il ne s'agit pas que des films, même s'ils sont l'essentiel. Il s'agit des hommes et des femmes qui les font, qui les choisissent, qui les discutent, qui les aiment. Il s'agit des rencontres, des réunions, des repas et des fêtes, des deals dans les suites des grands hôtels, des échos dans les médias, des tweets et des posts, des JT, de Radio France et de TikTok.
Il s'agit des idées et des chiffres, des discours et des désirs. De la capacité de la manifestation, cette année, d'activer à pleine puissance les effets d'une telle combinaison dépend, pour une part significative, un enjeu considérable: la possibilité pour le cinéma d'inventer son avenir dans la situation hautement problématique, mais loin d'être nécessairement catastrophique, où il se trouve.
Jean Michel FRODON
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