Lucidno
«Aucun ours», miroir éclaté d'un monde verrouillé
Jafar Panahi se met en scène en réalisateur dirigeant en Iran un film tourné en Turquie et confronté aux archaïsmes traditionnels, à de multiples formes de violence et aux rapports incertains des images à la vérité.
«Si vous restez, il finira par vous arriver des ennuis», dit son assistant à Jafar Panahi en tentant de le convaincre de sortir d'Iran. Entendre cette phrase aujourd'hui, alors que Panahi est en prison depuis le 11 juillet dernier, purgeant la peine de six ans de réclusion à laquelle il est condamné depuis 2010, et alors que le pays connaît un immense mouvement de contestation depuis la mort de Mahsa Amini, tuée par les services de police le 14 septembre, résonne avec une force particulière.
Si le film a été réalisé à un moment où ces événements ne pouvaient être prévus dans leur déroulement précis, il est pourtant entièrement habité par les circonstances, les états d'esprit et les affrontements dont cet emprisonnement comme le soulèvement populaire sont des manifestations.
Dans un village iranien tout près de la Turquie, Jafar Panahi joue le rôle de Jafar Panahi dirigeant à distance la réalisation d'un film tourné de l'autre côté de la frontière. Lorsque la connexion internet le permet, il supervise la mise en scène d'une histoire concernant un couple d'Iraniens qui, après avoir été emprisonnés et torturés dans leur pays, essaient d'émigrer en France grâce à des passeports falsifiés.
Hébergé par un paysan et sa vieille mère, le réalisateur venu de Téhéran et qui passe son temps devant son ordinateur suscite par ailleurs la méfiance des villageois, qu'il observe avec un détachement qui se traduit aussi par la manière dont il les prend en photo.
Absorbé par les difficultés de son tournage, Harayé Panahi («monsieur Panahi») ne prête d'abord guère attention au trouble que suscite chez les voisins la rumeur selon laquelle il aurait photographié un couple illégitime au regard des traditions locales.
Des trajectoires tronquées
Au-delà d'une volubile hospitalité de façade, la région se révèle rendue dangereuse par la présence de contrebandiers et de passeurs aux méthodes aussi expéditives que celles des militaires qui les combattent, dans une zone soumise à la fois à des mœurs archaïques, à des difficultés économiques et à un contrôle policier tatillon.
La virtuosité de la composition du film tient à la manière dont il met en scène simultanément plusieurs drames, à des échelles et sur des scènes différentes: l'imposition des règles sociales locales dans le village, le drame des exilés, les tensions sur le tournage, la situation personnelle du réalisateur in real life.
Tout le film se déroule selon des trajectoires tronquées, trajectoires imposées par des circonstances violentes et interrompues par des contraintes de multiples natures. Qu'a photographié Panahi en pointant son appareil hors-champ? Est-il ou non détenteur de la photo qui accuse le couple illégitime et que toute la communauté lui réclame?
Ce qui rôde alentour, ce ne sont pas des ours, mais les violences d'une société verrouillée. Des violences qui, on ne le sait que trop et l'actualité le rappelle chaque jour désormais en ce qui concerne l'Iran, peuvent être mortelles.
Jafar Panahi y met en scène sa propre situation, y compris son choix, réitéré à de multiples reprises depuis sa condamnation il y a douze ans, de ne pas mettre un pied hors du pays dont les dirigeants auraient préféré qu'il le quitte. La séquence où, se tenant sur la frontière, il refuse l'incitation de son assistant à franchir ce pas est une des plus émouvantes, une des plus «senties» de tout le film.
Une solitude et des éclats
Un film dont il est à vrai dire le seul personnage à part entière, le seul doté d'un minimum d'épaisseur et de complexité. Les autres sont «le paysan», «le chef de village», «le fiancé trahi», l'«assistant réalisateur», «la jeune femme révoltée», etc., chacune et chacun réduit à une fonction.
Fragmenté mais sans assumer le côté «film à épisodes» de Taxi Téhéran, rythmé par les passagers qui se succédaient à bord de son (pseudo-)taxi, dépourvu de l'émotion qui naissait de la présence des deux femmes –et de l'invisibilité de la troisième– dans Trois visages, Aucun ours est un film à la fois plus sec et plus centré sur son auteur, et qui ne donne pas de lui-même un portrait très flatteur.
De manière plus explicite que ses précédentes réalisations, cette approche souligne aussi la solitude de celui qui était, d'une certaine manière, un proscrit dans son propre pays avant de finir par y être à nouveau emprisonné.
Sans doute avec son dixième long-métrage depuis Le Ballon blanc en 1995, et le cinquième depuis qu'il est officiellement interdit de filmer, le cinéaste reste fidèle à nombre de motifs mis en place au fil de son travail.
Parmi eux, les références à son mentor Abbas Kiarostami, avec ici des allusions assumées notamment au Vent nous emportera. Mais aussi l'interrogation sur la vérité et la fausseté du dispositif cinématographique, dont Close-up a fourni une pierre de touche essentielle, et qu'on retrouvait notamment dans Le Miroir de Panahi comme dans tous ses films récents depuis Ceci n'est pas un film.
Comme Trois Visages, le nouveau film est tourné dans ce nord-ouest turcophone de l'Iran, d'où vient la famille du cinéaste, et où il retrouve à la fois des conditions plus propices pour travailler de manière discrète et l'occasion d'interroger la diversité des mœurs au sein de la société iranienne. C'est d'ailleurs là qu'il avait aussi filmé le beau court-métrage Hidden, composante du film collectif Celles qui chantent.
Savante construction de multiples mises en écho (citadin/villageois, visible/hors-champ, vie/art, réel/factice, technologie/traditions rurales, etc.), Aucun ours dessine un monde asphyxiant, dont tous les chemins semblent verrouillés ou soumis à des forces hostiles. En quoi, aussi polarisé soit-il par la figure et la situation de son auteur, il est bien un portrait du pays tel qu'il était à la veille des événements qu'il connaît actuellement.
Jean Michel FRODON
first published in:
www.slate.fr/story/236498/aucun-ours-miroir-eclate-monde-verrouille-jafar-panahi-cinema