Lucidno
«Eo» et «R.M.N.»: venues de l'Est, deux sombres et puissantes visions de l'Europe
Dans des tonalités très différentes, l'odyssée épique et burlesque de l'âne filmé par Jerzy Skolimowski et la chronique fabuleuse imaginée par Cristian Mungiu en Transylvanie composent d'impressionnantes représentations du Vieux Continent.
Ce furent deux des films les plus importants révélés par le dernier Festival de Cannes. Ils sont signés par deux figures majeures du cinéma de l'est de l'Europe: le vétéran polonais Jerzy Skolimowski, artiste de premier plan depuis les années 1960, d'une modernité artistique et d'une liberté politique magnifiées par le cinéma; et Cristian Mungiu, qui fut au début des années 2000 le légitime porte-drapeau du nouveau cinéma roumain.
Dans des tonalités très différentes, fable aux confins du fantastique et du burlesque pour le premier, chronique proche du film d'horreur pour le second, ils racontent avec lucidité l'état de l'Europe –pas de l'«Europe de l'Est», mais de ce qui est à la fois notre continent commun et l'espace politico-économique où cohabitent si mal les sociétés contemporaines et les êtres qui les composent.
La coïncidence de leur sortie en France ce mercredi 19 octobre n'est pas forcément heureuse, au sens où Eo et R.M.N. risquent de se faire de l'ombre, alors que l'un et l'autre mériteraient la pleine lumière pour leurs immenses qualités, tant en tant que films que pour les enjeux du monde contemporain qu'ils évoquent.
Cette simultanéité permet du moins de souligner combien le cinéma, dans la diversité des styles et la singularité des expressions personnelles de ses grands auteurs, sait toujours être à même de raconter et de (faire) réfléchir les réalités contemporaines, avec des puissances d'émotion et de suggestion incomparables.
«Eo», de Jerzy Skolimowski
«Eo» est, semble-t-il, le terme équivalent en anglais de «hi-han». C'est aussi le nom de l'âne qui est le héros impressionnant de cette grande aventure que conte le nouveau film du cinéaste polonais.
D'un cirque de Wrocław, dans l'ouest de la Pologne, à un palais italien, en passant par la fête barbare de supporters de football, un camion de boucherie clandestine, un haras hébergeant l'aristocratie de la gent chevaline, ou un élevage de visons voués au massacre, l'âne Eo va connaître une véritable odyssée contemporaine. Et, chemin faisant, rencontrer de multiples spécimens de l'humanité, le plus souvent d'une laideur imbécile et violente –mais pas toujours.
Lorsqu'un véritable cinéaste, comme l'est assurément le réalisateur du Départ, de Deep End et du Bateau phare, filme un âne, celui-ci peut devenir le plus émouvant des personnages, le plus impressionnant des héros.
Immobile ou en mouvement, subissant sans broncher ou réagissant avec une efficacité radicale dépourvue de tout superflu, immense acteur tout d'intériorité et de cohérence, le héros traverse notre sale monde comme le fameux miroir du romanesque. Et sous ses pas naissent des drames atroces et des splendeurs inattendues, des étrangetés et des cruautés.
La protestation des sons
Mais le film est aussi, est surtout, un implacable réquisitoire, pour lequel Jerzy Skolimowski mobilise une puissante machine de dénonciation: la bande son. Non pas pour recourir aux mots, rares, et la plupart du temps superflus ou ridicules, mais aux bruits.
Jamais peut-être aura-t-on eu affaire à une proposition aussi construite, aussi troublante, aussi furieuse contre l'état du monde grâce à l'utilisation de ses bruits, ceux des humains comme ceux des machines. Et aussi ceux des arbres, des vents, des animaux.
Personnage romanesque à part entière, l'âne n'est ni une métaphore ni un artifice narratif. Nul ne parle à sa place, le réalisateur pas plus qu'un autre. Bien davantage que chez Robert Bresson, dont le si beau Au hasard Balthazar risque de devenir une référence encombrante, et largement inappropriée, l'âne existe comme âne. Et, existant, il fait surgir sous ses sabots l'état de notre réalité. Ce n'est pas joli-joli, mais c'est bouleversant –y compris lorsque c'est, aussi, fort drôle.
«R.M.N.», de Cristian Mungiu
Fresque inventive et complexe, R.M.N. se révèle séquence après séquence un très précis et très inquiétant constat de l'état des mentalités, en Roumanie sans doute, pays que désigne son titre en le réduisant à un sigle comme en abusent les bureaucraties, mais plus généralement en Europe.
Un petit garçon a vu quelque chose, qui l'a terrorisé. Nous, spectateurs, voyons le petit garçon, mais pas –ou pas encore– ce qui lui fait si peur, et qui demeure hors champ. Puis, nous faisons connaissance avec quelques habitants d'une bourgade. Cette bourgade se trouve en Transylvanie. Mais cela, il faudra du temps pour l'apprendre. Comme beaucoup d'autres informations factuelles, cette localisation ne sera livrée que tardivement par le film.
Aucune maladresse de construction dans cette incertitude, mais au contraire la volonté de rendre sensible la mosaïque instable de définitions géographiques et politiques, des appartenances linguistiques et ethniques qui caractérisent cette région –mais aussi la partie du monde où elle se situe, et dont la nature et les contours (Europe de l'Est, Europe centrale, Roumanie, Europe tout court, Dacie) fluctuent selon des approches et des intérêts multiples.
Comme l'indiquent les différentes couleurs des sous-titres, on y parle roumain, hongrois, rom, allemand –et à l'occasion anglais, voire français lorsque débarque un éthologue travaillant pour une ONG et venu compter les ours.
Ne rien simplifier
Tout aussi peu repérables sont les relations entre les personnages principaux, au premier rang desquels ce Matthias qu'un contremaître a traité de «gitan» avant de se prendre un coup de boule, et les deux femmes avec lesquelles il a une relation intime, dont la mère de son petit garçon, l'enfant vu au début.
Mais participent aussi de la composition de ce récit aux multiples facettes le père de Matthias, âgé et malade; le prêtre, qui est la principale figure d'autorité dans la petite ville; la patronne de la boulangerie industrielle avec qui travaille la maîtresse de Matthias, entreprise qui faute de personnel sur place embauche des travailleurs sri-lankais afin de pouvoir toucher des subventions de l'Union européenne.
La circulation entre les protagonistes, entre les lieux, entre les atmosphères, compose un labyrinthe qui ne cherche à rien simplifier. Très vite, cette multiplicité devient le véritable ressort dramatique du film, au-delà des démêlés de Matthias avec les deux femmes, et du conflit qui monte lorsque les habitants du cru se mobilisent contre la présence des nouveaux ouvriers venus d'Asie.
À nouveau loin d'être une faiblesse du film, cette multiplicité instable en est l'enjeu même, qui renvoie à de nombreuses formes de fragmentations –genrées, générationnelles, sociales, culturelles– de la collectivité, sans qu'un aspect ne soit présenté comme central.
Il en va de même lors de l'extraordinaire séquence de l'assemblée du village, où toutes ces tensions viendront se cristalliser autour du racisme et de la volonté d'exclusion, sous la forme des discours de haine qui font désormais partie des paysages politiques de toute l'Europe, alors que le film a pris soin de montrer que les problèmes, bien réels, sont autrement divers.
L'art politique du plan-séquence
Parmi les multiples ressources cinématographiques que mobilise le cinéaste de 4 mois, 3 semaines, 2 jours figure un emploi admirable du plan-séquence. La composition en long blocs mobiles d'espace-temps n'a rien ici d'un exercice de style ou d'une prouesse, mais est une ressource d'émotion et de pensée, une manière critique de rendre sensible ce qui sépare et ce qui relie.
Chez Cristian Mungiu, l'art du plan-séquence travaille en permanence les continuités et les diversités, construisant, avec une élégance qui n'exclut pas les chocs violents, un portrait à la fois attentif et terrible d'un état des rapports humains, et tout particulièrement de l'Europe d'aujourd'hui. Au-delà de l'explication factuelle, ce sont eux qu'a vu l'enfant. Il a bien des raisons d'être effrayé.
Jean Michel FRODON
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