Lucidno
«Peter von Kant» danse avec les flammes
Le nouveau film de François Ozon s'inspire de références multiples à la vie et à l'univers de Fassbinder pour déployer une fresque intime d'une poignante démesure.
Comme dans un théâtre, un immense rideau s'ouvre. Pas sur une scène mais sur un vaste appartement, qui sera bien le lieu d'un spectacle. Spectacle burlesque, baroque, sensuel, violent. Le spectacle d'une existence quotidienne transformée en performance extrême.
Par jeu? Sans doute. Par folie? En partie au moins. Par souffrance intime et quête éperdue d'issues à ses angoisses? Assurément. Par mégalomanie, puérilité, égocentrisme? Certes, certes, mais qu'a-t-on dit en disant cela? Par humanité poussée dans ses retranchements, exacerbée jusqu'au ridicule et l'odieux à certains moments, foudroyante de sincérité et de lucidité à d'autres.
Vous savez un peu, beaucoup ou pas du tout qui fut Rainer Werner Fassbinder. Selon les cas, vous ne verrez pas le même film en regardant le vingt-et-unième long-métrage de François Ozon. Dans tous les cas, vous verrez un film vertigineux et poignant.
Savoir ce que fut et ce qui fit l'ogre-superhéros du cinéma moderne allemand modifie forcément la vision du film. Tout comme savoir qu'un de ses vingt-cinq films tournés à un rythme diabolique entre 1969 et sa mort à 37 ans en 1982 s'intitule Les Larmes amères de Petra von Kant. Peter von Kant en reprend le canevas principal.
Il s'agissait de la relation ravageuse entre une grande créatrice de mode et une jeune femme pauvre sous le regard de la domestique soumise. De Petra à Peter, même synopsis, mais avec des hommes dans tous ces rôles. Tout ignorer de cette filiation change la manière de recevoir le film d'Ozon, mais n'empêche nullement les multiples émotions qu'il suscite.
Un cyclone à huis clos
Revendiquant la ressemblance physique et les comportements transgressifs de Fassbinder, Denis Ménochet est un impressionnant et très émouvant Peter von Kant, cinéaste pris dans le vertige de son succès et de ses nombreuses pulsions, d'où la dimension suicidaire n'est jamais absente.
Sous le regard de Karl, l'impavide et mutique serviteur, les relations de la figure centrale démesurée –et souffrant de cette démesure– et du jeune Amir (Khalil Ben Gharbia) érigé en prince des fantasmes du maître des lieux, enclenchent une sorte de cyclone à huis clos, qui ne laisse nul affect en repos.
Peter, Amir, Karl, et aussi l'amie, Sidonie, plus tard la mère puis la fille de Peter sont des archétypes tout autant que des personnages –et fort peu les personnes réelles à partir desquelles elles ont été modelées.
Il sera sans grand enjeu d'identifier Ingrid Caven en l'actrice et chanteuse que joue Isabelle Adjani, et bien plus décisif d'affirmer qu'Adjani offre ici, et de très loin, sa meilleure interprétation depuis… depuis très, très longtemps. Comme il n'est nul besoin de connaître les modèles du domestique campé avec une manière de génie tragi-comique par Stefan Crepon.
On a dit «ressemblance physique» entre Ménochet et Fassbinder, pour la rondeur des traits et la stature imposante; c'était aller trop vite: l'acteur français ne ressemble pas vraiment au cinéaste et dramaturge allemand. Il y a sur son visage et dans son regard une enfance, une douceur très loin de la fureur intérieure et tragique de l'auteur et interprète de L'amour est plus froid que la mort.
Et c'est bien mieux ainsi, dans le mystère des écarts comme des points de rapprochement. C'est un film, savez-vous? Il suffira d'ailleurs d'une scène où Peter se met à filmer le bel Amir pour proclamer les puissances de dévoilement du cinéma, très au-delà du réalisme littéral, mais jamais entièrement en rupture avec la réalité.
La vie vécue n'est pas absente non plus. Difficile de ne pas être étreint d'une singulière émotion en voyant Hanna Schygulla la magnifique, qui fut la plus inoubliable compagne de création de Fassbinder, interpréter ici sa mère, elle aussi figure importante dans la galaxie de feu l'auteur du Mariage de Maria Braun.
Puissent Ozon et son film nous protéger à jamais de ce que quiconque songe à faire un Fassbinder biopic. Tout comme d'improbables et inutiles films «à la manière de» Fassbinder. Peter von Kant n'imite pas le style de celui dont s'inspire son personnage principal, il joue clairement dans une autre tonalité, plus ludique et sur d'autres rythmiques, où les dosages entre mélodrame, carnaval et tragique ne sont pas les mêmes.
Une fascination pour les signes
Apparaissant tardivement dans le film, Schygulla est la seule cristallisation réelle du lien entre RWF et PvK. Car il s'agit très rigoureusement d'une fiction, avec des acteurs qui jouent des rôles – d'ailleurs, ils parlent français.
Quant à savoir si le réalisateur, qui avait déjà si bien su porter à l'écran une pièce de Fassbinder, Gouttes d'eau sur pierres brûlantes en 2000, se représente dans la figure de l'auteur que joue Ménochet, la question n'est ni plus ni moins pertinente que de savoir s'il s'était représenté sous les traits de Charlotte Rampling dans Sous le sable ou de Catherine Deneuve dans Potiche.
Seul importe le film, son énergie sincère jaillissant de ce brasier d'artifices, sa pudeur inquiète au bout de tant d'exhibitionnisme et d'extravagance, sa tristesse nuancée au confluent des éclats saturés de couleurs, de mélodrame, de sexualité, d'ivresses, de fascination pour les signes de pouvoir, de séduction, de défis.
Rainer Werner Fassbinder a offert au monde, de son vivant mais pour toujours, une œuvre exceptionnelle. De cette œuvre surgit à présent un film qui n'est ni une évocation biographique ni une paraphrase, mais une invention personnelle par un cinéaste d'aujourd'hui, cinéaste inspiré et singulier. Et, lui aussi, capable de faire œuvre de ses propres démons.
Corne du diable, corne d'abondance
Cette singularité explore les voies si souvent complaisantes ou ridicules de la démesure des sentiments et des comportements. Audacieuse tentative: en tout art, au cinéma tout particulièrement, il est infiniment plus délicat de manier l'excès que les douces harmonies, le paroxysme que la nuance.
Ce que réussissent ici Ozon, Ménochet, les autres interprètes mais aussi le chef opérateur (Manu Dacosse), la décoratrice (Katia Wyszkop) et la costumière (Pascaline Chavanne), témoigne d'une extrême justesse, en équilibre volontairement instable au-dessus d'abîmes de mauvais goût.
Ensemble, ils et elles transforment ce petit théâtre domestique traversé par les tempêtes du désir, de l'orgueil, de la peur des autres, et de l'invention créative portée à incandescence, en une cornue méphistophélique qui serait aussi une corne d'abondance. En quoi le film de François Ozon est, en esprit, parfaitement fidèle à Fassbinder.
Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le samedi de 6h à 7h sur France Culture.
Jean-MIchel Frodon
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