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«The Earth Is Blue as an Orange» et «All Eyes Off Me»: deux lueurs en mouvement
Le film de la cinéaste ukrainienne Iryna Tsilyk et celui de sa consœur israélienne Hadas Ben Aroya sont deux propositions de regarder différemment des situations aussi oppressantes qu'infiniment différentes l'une de l'autre.
Si le volume de sorties reste très élevé (quatorze nouveaux films ce mercredi 8 juin, sans oublier les reprises, dont celle de ce film majeur resté si longtemps invisible qu'est La Maman et la putain de Jean Eustache, œuvre repère des années 1970), les titres les plus importants, notamment la plupart de ceux découverts aux récents festivals de Berlin et de Cannes, attendent un moment plus favorable pour rejoindre les grands écrans.
Parmi les sorties du moment –et ce sera également vrai pour les prochaines semaines– il est pourtant possible de repérer des propositions singulières, fragiles et nécessaires. Ce sont autant de lumières balisant l'état actuel d'un cinéma toujours aussi créatif, même à l'écart des grandes orgues médiatiques et du marketing.
Que les deux films ici repérés n'aient à peu près rien en commun, à part d'être réalisés par des femmes (et d'être affublés d'un titre en anglais qui n'a aucune raison d'être), fait partie de ce qu'il s'agit de souligner: que ces modestes mais vives lueurs éclairent de multiples directions, ouvrent des sentiers d'une irréductible diversité.
«The Earth Is Blue as an Orange» d'Iryna Tsilyk
C'est la guerre en Ukraine. Bien sûr, on se dit que le film n'a pas pu être réalisé depuis l'agression russe du 24 février, mais cela ne change rien. Les habitants de cette maison en zone d'affrontement le sont en effet dans une partie du pays soumise aux bombardements par les troupes de Poutine et leurs supplétifs, situation qui a connu une phase aiguë en 2014 dans l'est du pays et ne s'était jamais complètement arrêtée.
Dans cette maison modeste d'une petite ville, une mère élève ses deux grandes filles et ses deux fils plus jeunes –pas d'homme à l'horizon, on entreverra qu'il s'est carapaté en abandonnant sa famille. Personne ne semble le regretter, tout le monde est très occupé.
Occupé à s'organiser pour vivre quand tombent des obus à proximité, occupé à aller à l'école ou au lycée, occupé à jouer de la musique et entretenir le logement. Et puis aussi, sinon surtout, occupé à participer au film que réalise la fille aînée, Myroslava.
La maison est son décor principal, les membres de la famille sont l'équipe technique et les principaux interprètes de Vivre selon les règles, documentaire sur les conditions d'existence dans la situation très particulière où ces gens se trouvent.
The Earth Is Blue as an Orange se terminera avec la projection, devant les voisins, de ce film-là. Mais celui d'Iryna Tsilyk trouve la singularité de sa démarche d'être un documentaire sur une famille directement menacée par la guerre, où la réalisation d'un film multiplie les déplacements, les effets de réverbération, les capacités de rire de ce qui se produit et qui est tragique.
On peut regretter qu'Iryna Tsilyk n'ait pas su ou pas voulu intégrer à son propre film ce qui explique sa place à elle dans cet intérieur, et rend possibles les images que nous voyons: jeune réalisatrice, elle a animé des camps d'été pour adolescents des régions soumises à l'agression russe, organisant des formations au cinéma auxquelles a participé l'adolescente Myroslava.
Celle-ci, non contente de se passionner pour ce mode d'expression, a invité chez elle la tutrice et une petite équipe alors qu'elle entreprenait de réaliser son film en famille.
Tout autant que le dispositif en abyme, la réussite du film tient à la présence, chaleureuse, émouvante, jamais simplifiée, des membres de cette famille, et surtout de la mère –donc, tout aussi bien, à la capacité de la réalisatrice à les filmer.
De la fabrication d'un projecteur avec les moyens du bord à l'expédition dans la capitale pour un examen crucial, d'une tortue dans le lavabo à l'inspection nocturne de la maison voisine plus qu'à demi-détruite par les bombes, The Earth Is Blue as an Orange multiplie les changements de focale autour de ce point fixe, et place forte, qu'est la figure d'Anna, et de cette ligne de perspective qu'est le tournage du film de Myroslava.
Documentaire jouant comme une fiction de la réalisation d'un autre documentaire, la proposition d'Iryna Tsilyk garde ainsi, dans les situations les plus triviales comme dans les plus dramatiques, une dynamique attentive. Elle est, aujourd'hui plus encore qu'au moment du tournage, une belle réponse sans emphase ni effets de manche à la barbarie.
«All Eyes Off Me» de Hadas Ben Aroya
Il est fréquent de dire qu'on sait assez tôt que penser d'un film, qu'il est rarissime en particulier qu'un film qui inspire un rejet ou une antipathie inverse cette relation durant la suite de la séance.
Cette affirmation, globalement vraie tant elle renvoie à une cohérence, volontaire ou pas, qui organise la manière de filmer, n'est absolument pas valable pour le deuxième film de la réalisatrice israélienne.
Il est composé de trois chapitres. Le premier est une démonstration d'arrogance autosatisfaite dont tout laisse à penser qu'elle est celle du personnage (une jeune femme enceinte nommée Danny errant dans une fête tonitruante à la recherche du géniteur) comme de la réalisatrice.
Le deuxième, le plus long, accompagne la relation entre ledit géniteur, Max, et une autre jeune femme, Avishag, qui forment un couple récent et très passionné. Leurs étreintes montrées en détail prennent, à la demande de la jeune femme, un tour de plus en plus transgressif et violent.
Au début de ce chapitre 2 revient l'impression d'autosatisfaction déplaisante dans l'affirmation d'une existence sans autre enjeu ni horizon qu'un «moi» hypertrophié et vain. Pourtant, au cours des scènes, quelque chose bouge, se trouble, s'opacifie.
Pour autant qu'on puisse en juger, cela tient pour l'essentiel à la présence de l'actrice, Elisheva Weil. C'est-à-dire aussi, et inévitablement, à la manière dont Hadas Ben Aroya filme Elisheva Weil.
Imperceptiblement, une sensualité plus fragile, un rapport mal ajusté à son propre corps comme aux mots et aux regards, parasite cette assurance sourde au monde qui semblait cuirasser tous ces beautiful young people.
Mais c'est véritablement la troisième partie, magnifique et amplifiée par ce qui s'est joué dans les deux premières, qui donne son sens et son émotion au film. Avishag gagne sa vie, ou son argent de poche, en gardant des chiens, dont l'un appartient à un homme particulièrement attentionné.
Âgé, chauve, bedonnant, il occupe un espace physique et imaginaire en apparent décalage total avec tout le système de comportements, de représentations et de désirs dont sont issus les personnages des deux premiers chapitres, à commencer par Avishag.
L'acteur Yoav Hait est impressionnant de présence à la fois intense et faite d'esquive et de suspens, qui rend possible cette métamorphose interne au film.
Mais c'est à nouveau la manière d'exister à l'écran de la jeune interprète, sa capacité à être à la fois celle de la deuxième partie et quelqu'un capable d'être transformé par la rencontre avec le maître de la grosse chienne noire, qui non seulement convainc de la possibilité de cette reconfiguration, mais la rend si émouvante.
Chemin faisant, All Eyes Off Me, et singulièrement l'interaction entre la réalisatrice (qui était elle-même actrice de son premier film, People that Are Not Me) et son interprète, ont réussi ce beau cadeau de transformer le regard de qui en était spectateur.
Jean-Michel Frodon
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