Festivals CANNES 2024.
Cannes 2024, jour 1: premier acte incantatoire et «Deuxième Acte» sans enjeu
Contraste maximum entre les multiples sujets importants qui se cristallisent autour du 77e Festival de Cannes et son distrayant mais creux film d’ouverture.
Le 77e Festival de Cannes, qui a lieu du mardi 14 au dimanche 25 mai 2024, est attendu au tournant du #MeToo du cinéma français. Et nul doute que ce qui s'y rapporte sera scruté et amplement commenté.
La tension sur le sujet est monté d'un cran avec les dénonciations concernant le président du Centre national du cinéma (CNC), Dominique Boutonnat, mis en accusation pour agression sexuelle et également très contesté pour ses choix politiques néolibéraux. La présentation, en ouverture de la section Un certain regard, du court-métrage de Judith Godrèche, Moi aussi, consacré à des récits de victimes de violences sexuelles fait partie de la réponse du Festival pour gérer le sujet sans l'esquiver, mais en espérant qu'il prenne une place circonscrite.
De même, la cérémonie d'ouverture présentée par Camille Cottin a enchaîné les discours calibrés au millimètre pour évoquer le sujet sans créer de remous et pour afficher une manière d'être au courant que le monde va mal, tout en maintenant fermement les effets à distance.
Cinéma, j'écris ton nom
Les dirigeants du Festival du Cannes, sa présidente Iris Knobloch et son délégué général Thierry Frémaux, ont en effet affirmé vouloir un festival apaisé, «sans polémique». Avec un seul mot d'ordre: «Ici, on n'est là que pour parler de cinéma.»
Mais, outre la vague #MeToo, et malgré l'interdiction des manifestations et du port de slogans, difficile de croire que la Croisette restera indifférente à la destruction en cours de la bande de Gaza et de sa population par Israël, comme, à une toute autre échelle, aux graves difficultés auxquelles font face certains intermittents du spectacle.
Pour tenir cette position délicate, on a vu se mettre en place une singulière rhétorique, quasiment incantatoire, à la gloire du «cinéma», qui a même été déclaré «sacré» par la présidente du jury Greta Gerwig. Pourquoi pas? Mais il ne faudrait pas que cette sacralisation en fasse un lieu abstrait, coupé du monde. Le lien entre l'idée «cinéma» et le monde, ce sont d'abord les films. À eux de tenir cette promesse au cours des dix jours qui viennent.
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Et, pour revenir aux enjeux concernant la place des femmes, si le choix des différents jurys témoigne d'un effort d'affichage en ce qui concerne l'équilibre des genres, les sélections sont encore loin de la parité. Sur les vingt-deux longs-métrages en compétition officielle, seulement quatre sont signés par des réalisatrices.
De même, au générique des 108 longs-métrages inédits figurant dans les différentes sections officielles (compétition, Cannes Première, Un certain regard, hors compétition) ou parallèles (Quinzaine des cinéastes, Semaine de la critique, ACID) on ne trouve que vingt-huit noms de réalisatrices.
Géographie inégalitaire
En matière d'origine géographique, le bilan n'est pas moins déséquilibré. Comme chaque année, l'ensemble des sélections voit une surreprésentation de films français, que ce soit en compétition officielle (six, plus du quart de l'ensemble) ou dans l'ensemble des sélections (trente-neuf).
Le phénomène a au moins deux explications. D'une part, la France est en effet le pays le plus fécond en propositions de films explorant de multiples manières les ressources du langage cinématographique, raison légitime d'être sélectionnés dans un grand festival.
D'autre part, la présence sur la Croisette reste perçue comme un avantage considérable dans un marché des sorties de plus en plus concurrentiel. Et les professionnels français (réalisateurs, producteurs, chaînes coproductrices, distributeurs, vendeurs à l'étranger) ont davantage de connexions avec les sélectionneurs que leurs collègues étrangers.
Il reste que Cannes tient son titre de plus grand festival du monde de sa dimension internationale. À terme, le poids de plus en plus lourd des productions françaises dans les sélections ne peut que finir par lui nuire.
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Pour le reste, sur la carte du monde telle que la dessinent les sélections, l'Asie occupe une place importante (vingt titres), du fait d'une créativité qui ne se dément pas, mais aussi comme fournisseur de films de genre. Elle est suivie de près par l'Europe (dix-huit titres), puis l'Amérique du Nord (quinze titres).
Tous les chiffres n'ont pas le même sens. Ainsi, avec huit films, la part de l'Amérique latine apparaît anormalement faible, quand celle des pays arabes, même modeste (six films), témoigne plutôt d'une lente montée en puissance. Affligeante est en revanche la sous-représentation chronique de l'Afrique subsaharienne, avec seulement deux longs-métrages.
Le cinéma en son miroir
En compétition officielle, sous les yeux du jury présidé par Greta Gerwig, on retrouve quelques grands noms habitués du Festival, le doublement palmé Francis Ford Coppola avec son très attendu Megalopolis, mais aussi le Canadien David Cronenberg, le Chinois Jia Zhangke, le Russe Kirill Serebrennikov, l'Iranien Mohammad Rasoulof (qui vient d'être lourdement condamné à une peine de prison par les autorités de son pays, mais a réussi à s'échapper in extremis), le Grec Yórgos Lánthimos, le Portugais Miguel Gomes, la Britannique Andrea Arnold, l'Américain Paul Schrader, l'Italien Paolo Sorrentino. Et les Français Jacques Audiard, Christophe Honoré ou Michel Hazanavicius.
Mais aussi des nouveaux et nouvelles venu(e)s, du moins à ce niveau de visibilité. Il s'agit de l'Indienne Payal Kapadia, révélée en 2022 par la Quinzaine des cinéastes avec le beau Toute une nuit sans savoir, du Roumain Emanuel Parvu, du Danois Magnus von Horn, de l'Américain Sean Baker ou des Françaises Agathe Riedinger et Coralie Fargeat –sans oublier le film canadien d'Ali Abbasi, Iranien installé au Danemark dont le film Les Nuits de Mashhad avait été très remarqué il y a deux ans.
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Une des caractéristiques des sélections de cette année est la présence de plusieurs films français réalisés par des acteurs ou actrices: Gilles Lellouche en compétition, mais aussi Noémie Merlant, Ariane Labed ou Céline Salette.
Cette présence derrière la caméra offre un effet miroir supplémentaire à ce qui fait déjà figure de tendance forte de la sélection, le questionnement du dispositif du cinéma, le jeu sur la place du cinéaste dans la mise en œuvre des fictions et les interactions avec les spectateurs comme avec l'état du monde.
Cette réflexivité sera explicitement au cœur de Spectateurs! d'Arnaud Desplechin, comme de Marcello Mio de Christophe Honoré, de C'est pas moi de Leos Carax, de Caught by the Tides de Jia Zhangke et encore d'An Unfinished Film de Lou Ye ou d'Oh, Canada de Paul Schrader… Et, bien sûr, du film d'ouverture, Le Deuxième Acte de Quentin Dupieux.
«Le Deuxième Acte» de Quentin Dupieux
Une comédie bourrée de clins d'œil sur le milieu du cinéma et les procédés qui y ont cours, quoi de mieux pour ouvrir le Festival de Cannes? Grâce à son quatuor de vedettes (Léa Seydoux, Vincent Lindon, Louis Garrel, Raphaël Quenard), qui s'amusent beaucoup à surjouer les tics des acteurs vedettes en train de tourner une fiction bancale, tout en cherchant à marquer des points sur différents tableaux, la «mise en abyme» manigancée par Quentin Dupieux fait sourire et rire, ce qui est tout à son honneur.
Deux générations de vedettes (Raphaël Quenard et Vincent Lindon) en plein duel d'egos manipulateurs et d'une autodérision rusée, ainsi que Manuel Guillot dans le rôle de «monsieur Tout-le-Monde avec des vrais problèmes». | Chi-Fou-Mi Productions / Arte France Cinéma
On y trouve un contrepoint tragi-comique, porté par celui qui incarne une non-vedette (Manuel Guillot), figure dépressive du tout un chacun qui fait partie du système un tantinet démagogique des films que le réalisateur de Yannick (2023) aligne sans reprendre haleine. Mais si son personnage viendra à point nommé rappeler que la vraie vie n'est pas le manège des vanités où tournent en rond les quatre protagonistes principaux, la vedette n'en reste pas moins à ceux-ci.
Quentin Dupieux déploie un sens virtuose du dialogue (avec ses interprètes deux par deux en marche sur une route, puis tous les quatre autour d'une table), où le talent des comédien(ne)s donne toute sa mesure, tandis que chacun(e) fabrique son système de défense et de conquête, y compris à travers les rôles (sans intérêt) qu'ils sont supposés jouer dans le film dans le film, soumis à la dictature d'une intelligence artificielle.
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Quentin Dupieux est un habile jongleur, un virtuose du tour de passe-passe. On ne voudrait en aucun cas manquer ici de considération pour l'art des jongleurs ou des joueurs de bonneteau. Seulement souligner que c'est dans ce registre que se situe un film qu'on suivra avec amusement, mais qu'il ne faudrait surtout pas essayer de faire prendre pour une réflexion sur le spectacle, l'humanité, les choses réelles et imaginaires comme elles vont et ne vont pas.
Ce à quoi nul n'est obligé, mais qui peut avoir aussi un certain intérêt. Ce sera pour la suite du Festival. Quand il sera question de ce qui légitime de parler de «sacré», ou simplement d'ambition élevée dans le rapport au monde et à celles et ceux qui le peuplent, à propos du cinéma.
Jean-Michel Frodon
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https://projection-publique.com/2024/05/15/cannes-2024-jour-1-premier-acte-incantatoire-et-deuxieme-acte-sans-enjeu/