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Camera Lucida: As-tu eu une longue période de recherche?
Christine Bouteiller : Oui et non. Il n'y a pas eu de repérages sur place, donc toutes les recherches se sont faites depuis la France. J'ai commencé par lire les nombreux écrits de Philippe Pelletier sur le Japon, sur les îles, sur l'anarchisme, etc… de façon à pouvoir "rentrer" dans sa pensée. C'était très dense et très complexe, mais c'était un premier voyage passionnant en "Japonésie". Nous nous sommes aussi rencontrés plusieurs fois, surtout pour réfléchir à comment associer la démarche de chercheur avec celle de la documentariste, qui sont similaires mais peuvent parfois se téléscoper sur le terrain. Nous nous sommes rendu compte notamment que nous travaillions tous deux beaucoup à l'intuition, de manière assez solitaire, lui pour guider ses pas et ses questionnements, et moi la caméra. Comment associer 2 feelings, parfois contradictoires ? Cela a été la gageure du film, et j'estime que l'on s'en est pas mal sortis (sourire).
Au-delà du cas précis de l'île, c'était bien cela qui m'intéressait : réfléchir sur le travail et la pensée d'un scientifique, et associer à cette réflexion une démarche poétique. (Les scientifiques m'ont toujours impressionnée, j'ai même hésité un temps à embrasser cette carrière). Certains amateurs de documentaire ethnographique m'ont reproché de "trop voir le géographe" dans le film, ils auraient préféré un rapport direct avec les habitants. Mais ce n'était pas le projet : si le film s'appelle "Le géographe et l'île", et pas "L'île", c'est bien parce que ce qui nous intéresse, c'est ce regard singulier sur cet environnement singulier. Un "filtre polarisant sur le réel" que personnellement, je n'avais jamais rencontré et qui m'a passionnée.
Concernant les recherches sur Iwaishima ou sur la centrale de Kaminoseki, je trouvais très peu de choses en ligne, et encore moins traduites en français ou en anglais. Je me suis fiée aux descriptions de P.P et d'Etsuko Shoji (citée plus haut), et à quelques articles de presse parus au moment fort des manifestations... Un autre documentaire de la réalisatrice japonaise Hitomi Hamanaka était sorti quelques années plus tôt et m'a permis de découvrir certains personnages et de "sentir" l'atmosphère à Iwaishima. Mais honnêtement, quand nous sommes arrivés sur l'île… tout était à faire !!!
Camera Lucida: Combien de matériel as-tu tourné?
Christine Bouteiller : Argh, je ne sais plus… beaucoup, compte tenu du peu de temps passé sur place. Une centaine d'heures de rushes je crois? (c'est énorme, ça fait près de 6h par jour… en revenant de ce tournage le chef opérateur est tombé malade d'épuisement !!)
Camera Lucida: Dans quelle mesure la culture japonaise a-t-elle influencé ton travail?
Christine Bouteiller : Je crois que la culture Japonaise influence mon travail de manière pratiquement inconsciente. Comme beaucoup de Français de ma génération, j'ai passé des heures devant les premiers animes importés à la TV française dans les années 80. Cela semble anecdotique, mais c'était une enfance plongée dans la culture Japonaise, son histoire, ses images, son mode de pensée. Par la suite j'ai naturellement été attirée vers le cinéma de Kurosawa, Ozu, Mizoguchi (puis Kitano, Kore-Eda…), la littérature de Oe, Mishima, Soseki, Inoue, Murakami (Haruki et Ryu)…, le théâtre Kabuki plus que le No, les Estampes (notamment les Cent histoires de fantômes d'Hokusai) et les Mangas de toutes époques (grande fan de Osamu Tezuka)… Ce bain culturel est tellement puissant que j'étais intimidée à l'idée de rencontrer le Japon "en vrai" ! Je suis partie chargée de toutes ces références, qui je pense se retrouvent dans le film.
Un exemple : Quand nous filmons les nouveaux habitants qui viennent sur l'île pour se lancer dans l'agriculture, j'ai en tête entre autres, le manga Omoide Poroporo (Souvenirs goutte à goutte) adapté en 1991 par le Studio Ghibli (ainsi que beaucoup d'autres images et histoires, Kurosawa en tête… je ne sais pas pourquoi celle-ci me revient maintenant !). Il est question d'une jeunesse essorée par la vie urbaine et par un capitalisme violent, qui souhaite revenir vers les valeurs traditionnelles et rassurantes de la campagne. Sous les dehors enfantins et simplistes du manga, les personnages découvrent en eux une forme de poésie profonde, une détermination à retrouver l'essentiel. Dans mon film, le jeune Kinshan, qui à 25 ans a tout quitté pour s'installer sur l'île et y fonder sa famille, contient à la fois cette force et cette innocence. Ou Takako, qui après avoir voyagé au Népal et ailleurs, construit à Iwaishima une vie en phase avec ses valeurs. Cela peut sembler banal à des Européens, mais au Japon cette décision est folle, surtout pour une femme seule… Ces jeunes me touchent beaucoup.
Un autre : quand nous accompagnons le vieux pêcheur sur le site de la centrale, je ne peux m'empêcher de penser à La Grande Vague de Kanagawa de Hokusai. C'est vu et revu, d'une banalité affligeante, mais quand j'imagine ce petit monsieur sur son petit bateau face aux grandes barges de la compagnie Chuden, en résistance depuis plus de 35 ans… Je vois les bateaux de l'estampe, et les petits pêcheurs prêts à passer sous la vague. Ils vont peut-être disparaître mais pour le moment ils sont encore là… et c'est ça qui est intéressant. Plus que l'issue, c'est ce qui se passe juste avant que la vague ne se casse. J'aime dans les récits japonais, la faculté de raconter ce qui se passe "entre", juste avant ou juste après un événement, une catastrophe, par le détail ou l'anecdote.
Camera Lucida: Quels ont été les moments de production les plus difficiles?
Christine Bouteiller : Le plus difficile a été le montage je crois… Notre budget était trop limité pour pouvoir payer la monteuse sur toute la durée nécessaire. Or j'ai beau être monteuse moi-même, je déteste monter mes propres films car je ne pense pas avoir le recul suffisant sur les images. J'aime la conversation qui anime les journées de montage, et pour moi c'est une vraie punition de me retrouver seule à cette étape. Heureusement, la période avec la monteuse a quand même permis de trouver la structure du film, et j'ai pu finalement m'en sortir sur la dernière ligne droite. Mais cela m'a semblé très long et laborieux. Heureusement, j'étais très soutenue par mon producteur Jean-Michel Variot, par Etsuko Shoji qui a continué d'accompagner le projet comme traductrice et conseillère, et bien sûr par Philippe Pelletier.
Note : j'aimerais expliquer pourquoi avions nous si peu de budget. En fait si l'idée du film a émergé assez vite après ma rencontre avec P Pelletier, nous avons mis du temps à écrire le dossier, et nous avons tardé à lancer les demandes de financements, étant chacun accaparés par d'autres projets. En juin 2016, 2 mois avant la fête du Kanmai qui n'a lieu que tous les 4 ans, nous n'avions toujours reçu aucune réponse positive… J'ai donc pensé que le film ne se ferait pas, et j'étais très déçue. Finalement, nous avons obtenu une subvention de la Région Normandie 1 mois seulement avant le Kanmai ! Cette subvention permettait tout juste de couvrir les frais de tournage et un peu de post-production, aussi nous avons décidé de nous lancer… Finalement, divers impératifs de calendrier ont fait que nous avons fait pratiquement tout le film sur cette unique subvention.
Camera Lucida: Et les plus beaux?
Christine Bouteiller : Les rencontres "dues au hasard" qui ont permis au film d'exister : Etsuko Shoji, dont j'ai parlé plusieurs fois, qui a accompagné le film sur toutes les étapes (elle vient même d'assurer la traduction en japonais !) et Keiko Nasu, la photographe que l'on voit dans le film, qui nous a guidés pendant presque tout le tournage, et sans qui nous serions passés à côté d'éléments essentiels. Elle étudie et photographie cette île depuis plus de 30 ans, c'est une observatrice privilégiée. Elle a été extrêmement disponible et accueillante, et sa coopération a sans doute permis d'adoucir nos rapports avec les plus âgés des habitants de l'île, au départ réticents. Sans ces deux femmes remarquables et engagées, il n'y avait tout simplement pas de film. Car on a beau tenter de tout prévoir et de se faire comprendre, quand on arrive dans un environnement aussi sensible, en particulier au Japon, les portes ne s'ouvrent pas d'elles mêmes… Je suis toujours fascinée par la puissance du facteur "chance" dans tout projet, et comment par moment tout se combine pour vous emmener vers la réussite, même avec peu de moyens !
Camera Lucida: Comment les insulaires envisagent-ils leurs alternatives viables ?
Christine Bouteiller : La plupart des habitants actifs que nous avons rencontrés étaient investis soit dans des projets d'agriculture ou de pêche bio, soit dans le tourisme responsable, en mettant en avant l'environnement protégé, la "pureté" de l'île et de la mer autour. Ce sont des données rares au Japon, et des produits d'une telle qualité se monnaient au prix fort. Est-ce que cela peut suffire à faire subsister l'île et ses habitants sur le long terme ? Cela semble délicat mais certains le pensent. Ils disent que dans un monde où la nature se dégrade vite, les îles comme Iwaishima peuvent être des "bulles" où les habitants des villes polluées peuvent trouver des produits sains, et venir respirer de l'air frais… Et en fait, pourquoi pas ? Quelles autres alternatives pour un Japon qui suffoque, à la fois socialement et du point du vue environnemental, que d'envisager ses petites îles autrement ?
Par ailleurs, le vieillissement de l'île (et du reste du pays) est un gros problème, mais permet aussi de développer d'autres activités pour les actifs, notamment de prise en charge et de soins des personnes âgées. Une maison de retraite à ciel ouvert, en somme… Et comme le disent les aubergistes Kunihiro, une autre voie d'avenir sur l'île serait d'ouvrir une entreprise de pompes funèbres ! On comprend que la volonté des habitants n'est pas de développer l'île à tout prix, mais de travailler en petit nombre sur des projets à leur échelle, localement, en préservant leur mode de vie traditionnel. Malgré tout, la question qui n'est pas résolue, c'est celle du renouvellement de la population. Sans des jeunes qui peuvent porter des projets d'avenir, notamment rouvrir l'école et donc voir à nouveau des enfants sur l'île, comment continuer à résister à des projets invasifs comme celui d'une centrale nucléaire ? Combien de temps résisteront-ils aux grosses sommes d'argent qu'on leur propose pour se taire ?
Très récemment (mi-novembre), l'entreprise Chuden a relancé le projet nucléaire en organisant de nouvelles opérations de prospection. A nouveau, les habitants ont empêché les barges d'avancer et ont manifesté. Cela montre qu'il y a encore du souffle du côté de la lutte… Pour combien de temps ?
Camera Lucida: En quoi Iwaishima est-il une unité complètement autonome et en quoi un microcosme du Japon entier?
Christine Bouteiller : C'est ce qu'explique P Pelletier à la fin du film. A Iwaishima on trouve en concentré toutes les problématiques japonaises : le rapport à la terre et à la mer, à la tradition et à l'histoire, au religieux, au nucléaire, au politique, à l'économie, au vieillissement… Et on observe les interactions entre tous ces facteurs. Comme c'est à toute petite échelle, c'est plus "facile" à analyser, du moins tout est plus visible, explicite. Plus violent, par certains aspects. C'est une confrontation entre un groupe d'humains, leur choix de vie et leur bien-être auquel ils sont viscéralement attachés, et un néo-libéralisme de plus en plus brutal et cynique, qui méprise les individus. De ce point de vue on peut regarder bien au-delà du Japon. C'est pratiquement de l'ordre de la tragédie. On ne connaît pas l'issue, mais on sent (enfin je sens !) qu'elle nous concerne. Si les choix des habitants peuvent sembler incompréhensibles par certains côtés, c'est une expérience, au sens scientifique où l'on s'enferme dans le laboratoire et où l'on fait des essais, quitte à se tromper… dans tous les cas, c'est inspirant. La lutte pacifique notamment, la résistance sur le long terme, l'attachement aux valeurs simples et essentielles, sont inspirantes pour moi. En l'occurrence, même si Chuden ne semble pas lâcher son projet pour le moment, d'autres signes montrent que le nucléaire pourrait être amené à reculer dans les années à venir, même au Japon.
D'abord parce que produire de l'énergie nucléaire coûte très cher (construction et entretien des centrales, fourniture de matière première, gestion des déchets et… des catastrophes). Les énergies renouvelables sont elles, amenées à coûter de moins en moins cher. L'histoire dira qui gagnera, entre le bon sens écologique / économique et la puissance des lobbies politiques… C'est peut-être l'évolution des opinions publiques, la prise de conscience environnementale en chemin, qui fera la différence. Si finalement le projet est enfin abandonné, les habitants d'Iwaishima auront la confirmation qu'ils ont eu raison de passer une partie de leur vie à protester. Tous les matins, en ouvrant leurs fenêtres, ils ne verront pas de centrale nucléaire en face, et ils sauront qu'ils peuvent continuer à pêcher dans leur mer, à profiter de leur terre. Et même si eux ne sont plus là pour se réjouir, je suis sûre que les prochaines générations qui vivront dans toute cette région leur en seront reconnaissantes.