Festivals 6th BIFED, Bozcaada: Interview – Christine Bouteiller
The geographer and the island:
poetic realism of magical Iwaishima
The geographer and the island (France, TP) – the jury special mention - focuses on geographer Philippe Pelletier’s journey to the Japanese island Iwaishima, home to the inhabitants’ anti-nuclear struggle and an environmental and societal think-tank. The director, the geographer and film crew arrive to this small island, during their traditional quadrennial ‘Dance of Gods’ festival, celebrating human bond with the land and sea. Similarly to Bozcaada, this small island shows ecological solidarity and resistance. The film narrative is poetically haunting, while asking many philosophical questions (among which those on human freedom, autonomy, existence and survival, memory, history…), and the film makes several filmic references, of which the first and obvious one that comes to mind is Hiroshima, mon amour (but in a geographical reversal). I talk to film director Christine Bouteiller about the poetic structure of the film, her narrative decisions, her artistic and film influences, Japanese culture, the fight for the dignity of Iwaishima and the planet and much more.
Christine Bouteiller
D'abord monteuse, Christine Bouteiller a réalisé son premier film documentaire en 2001 : "La Lune à l'envers" raconte le voyage initiatique de jeunes handicapés à Madagascar.
Interroger les notions d'engagement et de vulnérabilité sont également le moteur des films suivants, produits pour la télévision : "14/18 Les derniers témoins" (2001); "Femmes de l’Ombre" (2002) sur les femmes dans la Résistance; "les Crimes de la Belle Epoque" (2003).
En 2004, elle est attachée audiovisuel à l’Ambassade de France de Phnom Penh, en charge de la coopération cinéma et télévision.
En 2006, elle reprend son chemin de réalisation documentaire dans le cadre de projets de développement (AFD, UNDP, OXFAM…).
En 2010 c'est toujours au Cambodge qu'elle réalise "Les Egarés", sur l'histoire et le devenir des anciens réfugiés (prix du public au festival du film asiatique de Vesoul).
Pour elle, le documentaire est un lieu d’écoute et de reconstruction du monde, qui donne une grande place à la parole et à la singularité des individus. Entre 2013 et 2015 elle réalise La Cabine, une installation vidéo documentaire participative sur le thème du téléphone et de l'intime, au centre de culture contemporaine de la Panacée à Montpellier, puis au sein du Groupe de Recherche et d'Animation Photographique de Carcassonne.
Le géographe et l'île (2019) est son dernier film, tourné au Japon, où s'exprime le lien des Hommes vis à vis de leur territoire. Elle anime également des atelier de création audiovisuelle en milieu scolaire, thérapeutique, humanitaire ou d'action sociale.
Camera Lucida: Ton film Le géographe et l'île a été montré en première turque et a gagné un prix spécial du jury international. Que penses-tu de la réception publique ?
Christine Bouteiller : J'ai d'abord été très touchée de savoir que "Le géographe et l'île" était sélectionné à ce festival, et qu'il allait être montré à un public turc. Je ne connaissais pas Bozcaada. J'ai découvert une île magnifique, des habitants très accueillants envers ces films parfois atypiques et leurs réalisateurs, et curieux des questionnements sur l'environnement. J'ai surtout été impressionnée par l'énergie, la rigueur et l'engagement de l'équipe qui parvient chaque année à mettre en place ce festival incroyable. On entend parfois dire qu'en dehors des grandes villes et des milieux intellectuels, les publics ne se déplacent pas en salle pour voir des films documentaires : les habitants de Bozcaada font mentir cette croyance, et c'est entre autres grâce au travail remarquable de l'équipe de Petral Holzer et Ethem Özgüven.
Les spectateurs sont donc venus nombreux pour voir ce film, et les réactions ont été très chaleureuses. Je crois que les habitants de Bozcaada étaient touchés de découvrir cette île lointaine, qui par certains points ressemble à la leur. Même si les différences culturelles entre îliens Japonais et Turcs en ont étonné plus d'un ! Ils ont été admiratifs de la détermination des habitants d'Iwaishima à défendre leur qualité de vie contre un projet de centrale nucléaire. Cette histoire fait aussi écho à leurs propres luttes, notamment contre la privatisation des plages de Bozcaada menacées par le tourisme de masse, et contre le projet de construction de mine d'or par une entreprise canadienne, en face de leurs côtes. Outre la déforestation massive qu'elle implique, cette mine utiliserait 20000 tonnes de cyanure, une substance toxique qui peut être mortelle. Si le combat semble avoir été gagné pour préserver les plages de Bozcaada, celui contre la mine est toujours en cours et préoccupe beaucoup les habitants de l'île et de la région.
Malgré tout, j'ai été extrêmement surprise de recevoir un prix ! La sélection de ce festival était superbe, et je n'imaginais pas que ce film pouvait autant toucher le jury. Je suis d'autant plus fière d'avoir reçu cette distinction, qu'au départ elle n'était pas prévue par le festival et qu'il a donc fallu "l'inventer" (rire)
La première mondiale a eu lieu en mars 2019 au festival Curieux Voyageurs, à Saint Etienne en France. Le film y a aussi remporté la mention spéciale du jury !
Camera Lucida: Ton film traite de l'île d'Iwaishima et de sa lutte anti-nucléaire, retraçant l'histoire du géographe et grand connoisseur du Japon, Philippe Pelletier. Comment vous est venue l'idée de faire ce film?
Christine Bouteiller : J'ai rencontré Philippe Pelletier en 2012. J'étais alors monteuse sur un autre film, à propos du géographe libertaire Elisée Reclus (1830-1905), pour lequel Philippe Pelletier était filmé en digne héritier de la pensée reclusienne. J'étais intriguée : il ne ressemble pas à mes anciens professeurs de géographie, qui me faisaient apprendre des noms de fleuves ou des capitales ! Il porte des chaussures de marche, et sa géographie se construit en grande partie sur l'observation des lieux et des paysages, mais aussi sur les rencontres humaines, sur le terrain. J'ai trouvé beaucoup de points communs entre son travail et celui de documentariste.
Nous avons parlé du Japon, pays qui me fascinait mais que je n'avais jamais eu l'occasion de visiter. C'était un an après le tsunami et la catastrophe nucléaire de Fukushima, et Philippe revenait d'une mission d'étude sur place. Il était atterré par ce qu'il avait pu constater : la région dévastée, mais aussi l'état moral des Japonais. Une émotion indescriptible, et surtout l'angoisse que tout cela puisse recommencer. D'autant qu'au Japon les lobbies industriels sont très puissants, soutenus par l'Etat, et qu'il ne faisait aucun doute que la politique nucléaire allait être très vite relancée. Au milieu de cet océan de désespoir, il a prononcé le nom d'une île qu'il venait de visiter, le seul endroit dans lequel il a vu de la lumière : Iwaishima, où depuis les années 80 les habitants résistent pacifiquement contre la construction d'une centrale nucléaire. Je me souviens lui avoir dit que son récit ferait un pitch fabuleux pour un futur projet de film documentaire, que cela donnait irrésistiblement envie d'aller sur l'île, de la découvrir dans ses pas, au travers de son regard de géographe. Il m'a répondu : "D'accord !".
Camera Lucida: Y a-t-il plus de parallèles entre Iwaishima et Bozcaada?
Christine Bouteiller : Ce sont deux îles minuscules mais à la situation géographique stratégique, et qui sont de fait chargées d'histoire : au Moyen Age les habitants d'Iwaishima ont sauvé des prêtres shinto d'un naufrage, et en remerciement ils ont reçu les graines permettant de démarrer l'agriculture sur l'île. C'est le point de départ du fort développement de l'île, et de sa vitalité jusqu'à aujourd'hui. Par ailleurs Iwaishima n'est qu'à 80 km d'Hiroshima. En 1945 les habitants les plus âgés ont vu de loin le champignon atomique, ils ont été en contact avec des rescapés, et cela n'est pas sans conséquence sur leur résistance au nucléaire.
Bozcaada, de son nom grec Tenedos, est citée plusieurs fois dans l'Iliade : de ses côtes seraient partis les bateaux qui portaient le cheval de Troie. Sur l'île on trouve des tombes datant de 3000 BC, et des traces d'occupations phénicienne, byzantine, génoise, ottomane… Ce n'est donc pas un hasard si les habitants de ces territoires leur sont très attachés, de manière viscérale. Les siècles ont forgé cette relation unique entre les hommes, la terre et la mer, sur ces tout petits espaces. Aujourd'hui, il est presque impossible de couper ce lien. Aussi le principal point commun entre les deux îles reste esthétique et environnemental: ce sont deux "bulles" préservées, deux perles magnifiques posées dans la mer, dans des pays où les considérations écologiques n'ont longtemps pas été des priorités.
Camera Lucida: Tu montres les scènes étonnantes de la «Danse des Dieux», un festival quadriennal traditionnel célébrant le lien des humains avec la terre et la mer. Comment as-tu filmé ces images à la fois délicates et cruciales?
Christine Bouteiller : Le Kanmai (Danse des Dieux) n'est pas un événement public ou touristique. Il est plus ou moins "réservé" aux habitants de l'île. D'ailleurs toutes les auberges sont fermées à cette période. Ce n'était donc pas évident de faire accepter notre caméra, d'autant que cette fête mélange des aspects traditionnels et religieux, que les Japonais ne sont pas toujours prêts à partager avec des occidentaux car ils considèrent nos cultures trop différentes. Nous avons d'abord eu de la chance: avant de partir, j'ai rencontré à Paris Etsuko Shoji, une jeune femme japonaise responsable d'une association de défense de l'environnement. Elle connaissait bien Iwaishima et ses habitants, et elle a "défendu notre cause" auprès d'eux. Elle a été véritablement l'ange qui a permis à ce film d'exister, car je ne suis pas sûre que sans son concours, nous aurions pu poser un pied sur l'île pendant le Kanmai ! Par ailleurs, Philippe Pelletier s'était rendu sur l'île en 2012, et il avait fait ses propres contacts. Il a aussi 30 ans d'expérience de terrain dans ce pays, une connaissance de la langue et de la culture japonaise qui impressionne et rassure ses interlocuteurs. Les habitants d'Iwaishima ont compris que nous allions respecter leur île et leurs traditions, et nous ont finalement autorisés à filmer l'essentiel des cérémonies. Et enfin, j'ai la chance de travailler avec Swann Dubus, qui est un grand chef opérateur et par ailleurs un excellent réalisateur. C'est aussi une personne humainement remarquable, un homme très respectueux, qui parvient à faire accepter sa caméra partout où il va.
Sans cette combinaison "magique", je ne crois pas que nous ayons pu filmer quoi que ce soit sur l'île ! D'ailleurs je ne pense pas que le Kanmai ait déjà été filmé dans son intégralité par des occidentaux avant nous.
Ceci étant, il n'était pas évident de se repérer dans cette cérémonie très codée. Les danses durent toute la journée, et font parfois penser à des transes tant la musique est hypnotique. Philippe Pelletier, qui pourtant n'est pas anthropologue, s'est beaucoup intéressé aux différents signes (couleurs, rythmes, masques, prières…) pour tenter de comprendre d'où venaient ces danses et ce qu'elles symbolisaient dans le rapport des habitants à leur territoire. C'est très complexe, et visiblement elles trouvent leur origine dans l'histoire très ancienne de l'île (époque des chasseurs-cueilleurs, soit le paléolithique). Si je devais simplifier, je dirais que le message semble être : les catastrophes naturelles que les habitants subissent sont causées par un dieu brutal (le Kojin), que l'on doit "éduquer". Pour les humains, il ne s'agit pas de maîtriser la nature, mais de trouver les moyens de la "domestiquer" tout en lui reconnaissant son côté "sauvage", inéluctable.
La métaphore peut aussi s'employer sur les rapports entre les habitants et les dirigeants (le mot "Kami", qui désigne les dieux, signifie aussi "l'état, le gouvernement"): on ne peut rien faire contre eux directement, mais on peut tenter de leur "résister", et peu à peu leur faire comprendre ce que nous attendons d'eux dans un rapport pacifié… A la fin de la fête, Kojin saisit les enfants et frappe les adultes avec son bâton… la scène est drôle et tout le monde rit, mais cela montre que de toute façon, selon son bon vouloir, Kojin aura le dernier mot sur les humains et pourra abattre sur eux sa violence !
Camera Lucida: Comment te sentais-tu sur cette île en termes de ce que tu as vu, vécu et filmé?
Christine Bouteiller : A notre arrivée j'ai d'abord été frappée par la beauté de l'île et par le calme qui y régnait, malgré les préparatifs du Kanmai. Aussi, par la moyenne d'âge très avancée, un grand nombre de personnes âgées en déambulateurs et très peu d'enfants. La chaleur étouffante rendait nos journées très difficiles. Nous ne pouvions nous déplacer qu'à pied ou à vélo… épique, avec le matériel de tournage ! D'autant que sortis du village, les distances sur l'île ne sont pas si petites, avec du dénivelé… et que nous étions parfois hébergés dans des maisons sans électricité, sans ventilateur… Les journées de tournage étaient donc particulièrement fatigantes, notamment pour Philippe Pelletier qui était le seul d'entre nous à parler japonais. Par ailleurs il a l'habitude de mener ses terrains seul, sans caméra sur le dos bien sûr, et là aussi il a fallu s'apprivoiser...
Nous avons été très poliment accueillis, comme il se doit au Japon. Mais il a fallu quand même plusieurs jours pour nous sentir globalement acceptés par les habitants, qui au début avaient tendance à fuir notre caméra. D'autant qu'il y a des conflits importants entre différents "clans" de l'île (dus à des positions différentes au sujet de la lutte et de l'avenir de l'île), et que personne ne souhaitait être mis en avant sur ces thématiques. Mais petit à petit, nous avons pu "apprivoiser" un certain nombre d'entre eux, en mettant en avant le fait que ce documentaire ne cherchait pas à prendre parti, mais à suivre la démarche objective du géographe.
Le statut de professeur ("sensei") étant très respecté au Japon, les habitants ont, je crois, décidé de faire confiance à Philippe et au reste de l'équipe. Cette confiance est fondamentale, on ne peut la trahir, elle oriente la fabrication du film jusqu'au bout du montage... Récemment le film a été traduit en Japonais, et une partie des habitants d'Iwaishima a pu le voir : leurs retours ont été extrêmement positifs et chaleureux, ce qui nous a énormément soulagés ! Ils se sont tout à fait reconnus dans ce "portrait" de l'île, et sont même prêts à soutenir sa diffusion au Japon. Le pari n'était pas gagné au départ, il l'est dorénavant. Faute de moyens (ce film s'est fait avec un budget de 30000 €, ce qui est ridicule pour un tournage au Japon et une telle exigence), nous avons dû nous contraindre à un tournage court (3 semaines dont 1 à Hiroshima et 2 à Iwaishima) et sans repérages préalables. Et bien sûr, sans ingénieur du son (à part moi…) et sans interprète (à part Philippe Pelletier…).
Concernant la langue, ce n'est pas confortable mais d'un autre côté, cela évite un intermédiaire qui rend parfois les choses un peu compliquées, notamment dans un pays où les langues ne se délient pas facilement. Or toutes les personnes qui connaissent bien le Japon et qui ont vu ce film, se sont étonnées de la liberté de parole de nos interlocuteurs, même sur des sujets politiques. Cela tient à la fois aux qualités humaines et linguistiques de P Pelletier, et au rapport de confiance que nous avons pu installer avec la caméra, bien que ni Swann Dubus ni moi-même ne pouvions communiquer directement avec les habitants (dont pratiquement aucun ne parlait anglais). Mais lui comme moi prenons plaisir à l'observation respectueuse, en particulier du langage non verbal. Par ailleurs, nous avons chacun vécu plusieurs années en Asie (moi 5 ans au Cambodge, lui 10 ans au Vietnam). Même si l'on ne peut comparer ces différents pays (si ce n'est pas leurs racines bouddhistes), le mode de communication de nos interlocuteurs ne nous a pas semblé tout à fait étranger. Je crois que nous avons à la fois pu intuitivement capter leurs intentions, et faire comprendre les nôtres, tout cela sans échanger un traître mot ! Cela fait partie de ce que j'aime dans la réalisation documentaire, et qui se rapproche de la démarche ethnologique : provoquer cette qualité de rencontre, d'échange, dans le but de restituer au mieux une réalité qui nous engage tous à part entière.