Lucidno
La parution du premier numéro de la revue historique de la cinéphilie depuis son rachat sur fond de polémique est un nouveau départ qui inspire bien des attentes.
À poil et en plein élan dans les rues de Paris, Mathieu Amalric et Omahyra Mota dans le bien nommé Les Derniers Jours du monde des frères Larrieu font la couverture du numéro 766 des Cahiers du cinéma –un numéro singulier à plus d’un titre de la plus ancienne et de la plus prestigieuse revue dédiée au septième art.
Arborant en une la question «Quand est-ce qu’on sort?», il surgit au croisement de deux séries d’évènements à la fois menaçants et peut-être porteurs d’un avenir prometteur.
L’une est évidente et générale: elle concerne les effets de la pandémie de Covid-19 et, parmi ceux-ci, la mise à l’arrêt du cinéma comme dynamique (interruption des tournages, fermeture des salles, annulation des festivals), tandis que les films se réfugiaient un temps entièrement sur la toile et à la télé.
Il reste à voir comment le cinéma, c’est-à-dire la manière dont les films sont faits, montrés, vus, et ce qu’à leur tour ils font, existera et sera transformé par cette situation inédite où, pour la première fois depuis le 28 décembre 1895, se profila la possibilité que tous les projecteurs du monde s’éteignent.
Rachat et rififi
La seconde série d’évènements concerne la revue elle-même. Au début de l’année 2020 était annoncé son rachat par un groupement de dix-neuf investisseurs, ce qui entraîna le départ de la plupart des journalistes –mais pas la totalité, contrairement à ce qui a été répété à l’envi.
Hommes d’affaires et producteurs, les nouveaux acquéreurs ont été dénoncés comme menaçant l’indépendance de la publication.
À quoi l’on pourrait répondre en rappelant d’une part que la situation n’est pas si inédite –les Cahiers sont nés, en 1951, grâce au financement d’un producteur et distributeur, Léonide Keigel–, mais surtout qu’il fallait bien des personnes fortunées pour payer au précédent propriétaire, l’homme d’affaires britannique Richard Schlagman, la somme élevée qui avait auparavant dissuadé d’autres possibles repreneurs, afin d’acquérir un titre qui perd de l’argent et va nécessiter encore d’importants investissements.
Avec dix-neuf propriétaires dont aucun ne détient plus de 12%, le risque est pour le moins dilué.
Peau de chagrin
Il faudra bien que des sommes conséquentes soient mobilisées pour redonner sa place à un titre qui ne désignait pas seulement un mensuel mais de multiples formes de présence dans le monde du cinéma.
Tandis que la précédente rédaction avait fait le choix d’un entre-soi dont on peinait à suivre les lignes de force, les autres activités labellisées «Cahiers» s’étaient étiolées ou avaient entièrement disparu.
Ce qui avait été durant trente ans la première maison d’édition de livres de cinéma en France –et sans doute au monde– a été réduit à pratiquement rien. Le site internet qui donnait accès à l’ensemble des archives et produisait des contenus originaux a été rayé de la carte du web, tout comme la traduction chaque mois du contenu de la revue en anglais.
Les ventes de droits des livres Cahiers du cinéma pour traduction en langues étrangères n’existent plus. Les multiples partenariats avec des festivals, des universités, des cinémathèques et autres institutions cinéphiles se sont évanouies, de même que les opérations (à Paris, en régions, à l’étranger) «Semaines des Cahiers» et le «Ciné-club des Cahiers», l’édition de DVD, le partenariat avec des publications dans d’autres langues…
La dimension internationale est ici importante: la revue y dispose d'un capital important. Fleuron de la pensée critique et de l'activisme cinéphile en France depuis près de soixante-dix ans, les Cahiers du cinéma ont perdu l'essentiel de leur visibilité et de leur influence en France au cours de la dernière décennie, mais ils demeurent entourés d'une aura extraordinaire dans le reste du monde.
Paysage très peuplé
Autant dire que le chantier est immense (et coûteux) pour tenter de leur rendre leur place dans un univers très peuplé. En France, les revues de cinéma sont en effet nombreuses –étrangement nombreuses dirait-on au regard des prophéties funestes qui ne cessent d'entourer et le cinéma et la presse. Et la récente et judicieuse décision du CNC d'apporter (enfin!) un soutien aux organes de presse qui lui sont dédiés devrait aider à leur pérennité.
Outre de nombreuses publications liées au monde universitaire, outre l'autre titre vétéran, Positif et son cadet Jeune Cinéma, outre le trimestriel de référence Trafic, outre des publications plus spécialisées comme Images documentaires ou La Revue Documentaires, Revus et corrigés consacré aux films de patrimoine, le tout récent Blink Blank dédié à l'animation, L'Avant-Scène Cinéma dont chaque numéro concerne un seul film, des magazines nés au cours de la dernière décennie comme So Film ou La Septième Obsession se sont imposés dans la durée, témoignant d'une belle diversité et d'une non moindre exigence.
On parle ici de presse imprimée sur du papier, à laquelle il faut bien sûr ajouter la richesse des contenus publiés en ligne.
Nouvelle équipe, nouveau défi
Fort à faire donc pour la nouvelle équipe des Cahiers du cinéma, placée sous la rédaction en chef de Marcos Uzal, jusqu'à présent membre du comité de rédaction de Trafic et critique à Libération.
Avec à ses côtés Charlotte Garson (qui écrivit aux Cahiers de 2001 à 2009) et Fernando Ganzo (venu de So Film) comme rédactrice et rédacteur en chef adjoints, et une rédaction composée d'autant de femmes que d'hommes, il lance donc ce premier numéro, à tous égards prometteur.
Si la partie critique est inévitablement réduite du fait de l'absence de sorties, on y trouve en particulier trois ensembles de textes qui méritent attention.
Une longue histoire en héritage.
L'un porte sur les effets du confinement sur la cinéphilie, en particulier quant aux réseaux parallèles de diffusion des films, dossier qui affronte avec lucidité les enjeux du téléchargement hors des plateformes officielles et met en évidence l'immensité de ce qui n'est pas accessible sur celles-ci: un débat bien plus complexe que «pour ou contre la piraterie».
En fin de publication, plusieurs pages s'appuient sur la parution d'un livre passionnant, Le Spectateur zéro, entretien du critique et documentariste Julien Suaudeau avec le monteur (entre autres de Truffaut, Pialat, Garrel) Yann Dedet. L'occasion de mettre en regard les mots pleins de verve du monteur et des images des films, travail éditorial sur le cinéma mené avec une grande pertinence.
À ces pages succèdent un dossier dédié au réalisateur documentaire Mosco Boucault, à qui l'on doit notamment Des terroristes à la retraite (sur les FTP-MOI, les résistants du groupe Manouchian) et Mémoires d'Ex (sur l'histoire du Parti communiste français), mais aussi des films sur les Brigades rouges ou sur la terreur mafieuse avec le récent Corleone, le parrain des parrain. Boucault est également l'auteur de Roubaix, commissariat central, qui a été le point de départ de Roubaix, une lumière d'Arnaud Desplechin.
Le contenu de ce numéro 766, qui est aussi à sa façon un numéro 1, est ainsi riche d'approches diverses de la vie du cinéma et de sa place dans le monde, même en période exceptionnelle de confinement mondial.
Il reste à la nouvelle rédaction à inventer dans la durée ce que signifie «être les Cahiers du cinéma» au cours de la troisième décennie du XXIe siècle –une question qui ne se pose pas aux autres revues dans des termes similaires, elles qui ne portent pas un héritage comparable à ce qu'invoque, pour le meilleur en matière de prestige et pour le pire en matière de pesanteur des références, l'histoire des Cahiers.
Le numéro de juin 2020 pourrait dès lors ne pas seulement marquer un retour, après l'interruption de publication, en pleine crise du coronavirus, qui a empêché la parution d'un numéro de mai, mais une renaissance. Un beau défi à relever.
NB: L'auteur de cet article a été directeur de la rédaction des Cahiers du cinéma de 2003 à 2009.
Jean Michal Frodon
First published in
https://projection-publique.com/2020/06/10/cahiers-du-cinema-le-retour/