Lucidno CANNES 2018
Cannes 2018, jour 1:
«Everybody Knows», film-machine
Une des caractéristiques du Festival de Cannes est que la moindre risée se transforme en tempête –dans un verre à cocktail. En prélude à l’ouverture ce mardi 8 mai, on aura donc eu droit à d’épiques levées de boucliers contre l’interdiction des selfies sur les marches, à des appels aux barricades pour cause de légère modification des horaires des projections de presse, à des déclarations enflammées à propos de l'avancement de vingt-quatre heures des dates de la manifestation, et autres fausses affaires qui auront grandement agité médias et réseaux sociaux.Enfin les choses dignes d’intérêt ont commencé, avec la projection du film d’ouverture. On comprend bien pourquoi Everybody Knows –qui sort en salle aussitôt après, le 9 mai– occupe cette position inaugurale.Un film international –coproduction franco-hispano-italienne– signé d’un réalisateur oscarisé, le «very global» Iranien Asghar Farhadi, avec deux stars cotées sur les deux rives de l’Atlantique, Penelope Cruz et Javier Bardem, est exactement ce dont le Festival a besoin pour lancer les festivités. Manière de dire, évidemment, que ses qualités cinématographiques ne sont pas nécessairement la raison principale de sa présence.Une adolescente disparaît
Situé dans une campagne vinicole d’Espagne, le film met aux prises les membres d’une famille élargie et leurs proches, confrontés à l’enlèvement d’une des leurs, une adolescente disparue au cours d’une fête de mariage. Et il met aux prises une femme d’âge mûr (Penelope Cruz) mariée à un autre (l'Argentin Ricardo Darin) et son ancien amoureux (Javier Bardem), avec comme environnement une famille à la fois protectrice et dangereuse.Soupçons, jalousies amoureuses, anciennes rancœurs, rivalités sociales et sentimentales, secrets mal gardés, manipulations: qui connaît le cinéma de Farhadi reconnaîtra les ressorts dramatiques que le réalisateur iranien sait organiser, avec une habileté que nul ne lui conteste.Énormes rouagesFarhadi est moins cinéaste que scénariste: il fabrique des intrigues à tiroirs et retournements qu’il illustre méticuleusment, avec pour principale sinon unique idée de mise en scène le recours au jeu systématiquement paroxystique de ses interprètes –ce qui leur vaut l’admiration de tous ceux, nombreux, qui confondent jeu d’acteur et performance sportive. Avec le tandem Cruz-Bardem, ils seront servis.De manière étonnamment explicite, le premier plan du film offre une très juste métaphore du fonctionnement de Everybody Knows: on y voit d’énormes rouages poussiéreux mettre en mouvement une horlogerie vieillotte qui déclenche, au sommet d’un clocher, un tintamarre de cloches.Ensuite, on retrouve le procédé si fréquent dans les films du réalisateur: toutes les dix minutes, un personnage dit à un autre «Écoute, il faut que je te dise quelque chose». S’ensuit une révélation qui à son tour déclenche un tournant de l’intrigue, selon aucune autre nécessité que l’adresse de l’auteur à aligner les rebondissements.Mais cette expertise semble si sûre de se suffire à elle-même que le moment vient vite où on se désintéresse de ce qui arrive à ces gens sur l'écran. Malgré les drames, les trahisons, les énigmes, les cris et les pleurs, ils sont moins des personnages que des figurines utilisées pour produire des effets, sans que leur soit offert un espace d'autonomie ou une profondeur de quelque nature.Répondant, comme on a dit, aux réquisits du film d’ouverture –ce n’est pas évident à trouver, et on en a connu des bien pires, le film a été plutôt bien accueilli.Maintenant, on attend que le festival commence. Le vrai coup de théâtre, les festivaliers en robe de soirée et smoking l'ont découvert en rallumant leur portable à l'issue de la projection de gala: la sortie des États-Unis de l'accord sur le nucléaire iranien.Mais dans un lieu qui tend si aisément à se transformer en bulle étanche au monde, et nonobstant la nationalité du réalisateur, de cela, il ne fut pas question au dîner officiel qui a cloturé la première soirée du 71e Festival de Cannes.
Jean-Michel FRODON
first published in www.slate.fr