Festivali
Cannes Jour 5: en compétition, trois idées du cinéma
La fréquentation d'un festival amène à des enchaînements, un «montage» de facto entre des œuvres qu'autrement rien n'aurait rapproché. Cela a, entre autres, la vertu non de mettre les films en rivalité, idée déplaisante et sans intérêt si on ne fait pas fonction de juré, mais de comparer des idées de cinéma susceptibles de cohabiter dans une manifestation telle que Cannes. Ainsi, exemplairement, de trois des titres présentés en compétition ce week-end.
Avec Mademoiselle, le réalisateur coréen Park Chan-wook ajoute un nouveau chapitre à une œuvre dont nul ne saurait contester la cohérence. L'essentiel du cinéma de l'auteur d'Oldboy repose en effet sur la même recette, qui associe violence, érotisme, fantastique, jeu sur le récit et imagerie de bande dessinée. L'outrance et l'affectation y font bon ménage, comme à nouveau avec cette histoire de manipulation et de trahison située durant l'occupation de la Corée par le Japon. Un auteur, et alors? Entre un riche bibliophile sadique, un aigrefin coréen, une jeune aristocrate japonaise et une servante et voleuse coréenne, se joue une partie dont les ficelles sont retendues à plusieurs reprises, pour mieux jouir des différentes configurations de domination et de séduction. Avec une réalisation fourbissant les armes des revues érotiques sur papier glacé, on dira au choix que Park propose des variations de son cru sur des figures imposées par différents genres, ou qu'il se paraphrase, sinon se parodie sans fin. «Auteur», au sens où on repère très aisément sa patte particulière, le réalisateur témoigne à l'extrême de la légitimité de ce qu'on nomma jadis la politique des auteurs: soit qu'il ne suffit pas d'avoir un style affirmé, qui permet de revendiquer le titre d'auteur, pour faire un cinéma digne d'intérêt. Puisqu'aussi brillant et tape-à-l'œil soit-il, cet assemblage de scènes de torture, paysages gracieusement composés ou séquences d'érotisme entre deux jeunes femmes plus que charmantes, tout cela n'en est pas moins parfaitement vain. Très bien accueilli par les festivaliers, le troisième long métrage de la réalisatrice allemande Maren Ade, Toni Erdmann, relève d'une toute autre approche. Il conte l'histoire d'Inès, jeune executive woman partie travailler dans un cabinet de conseil financier à Bucarest, où elle est rejointe par son père, histrion dont la vis comica mettra en relief la tristesse et le vide de la vie des zélés serviteurs du grand capital. La contagion des sitcoms Tout le film fonctionne sur une série de gags mettant en évidence les ridicules et les infamies qui définiraient le monde des affaires, avec en contraste les irruptions de plus en plus loufoques du vieux père déguisé, mi-King Kong mi-Frankenstein. Certains de ces gags sont très drôles, certaines de ces situations amusantes ou étonnantes. Il reste qu'on se trouve ici en face d'une succession de saynètes sur-écrites, filmées de manière besogneuse, chaque personnage venant énoncer ce qu'il a à dire devant la caméra. Rien qui se devine ou s'imagine: tout est en pleine lumière, dans un agencement verrouillé. |
Bref, on n'est pas au cinéma, on est à la télévision. Sauf que cette «sitcomisation» des films, phénomène ancien, mais qui ne fait que s'aggraver sans plus guère susciter de réticences, est ici particulièrement insistant. Au antipodes deux précédents, voici, heureusement, le quatrième long métrage de la Britannique Andrea Arnold. Aussi débraillé que les deux autres sont bordés, propres sur eux et réglés comme du papier à musique, American Honey emporte d'emblée, et sans retour, dans un flot d'énergie. Film-potlatch Scotché à une très jeune fille nommée Star qui embarque à bord d'un bus sillonnant l'Amérique profonde, le film a pour protagonistes un groupe d'une douzaine de jeunes marginaux qui vont de ville en ville en essayant de vendre des abonnements à des magazines. Rencontres, rivalités, amours, séductions, crises diverses émaillent cette odyssée très physique, filmée caméra à la main, souvent au plus près des peaux, des visages, des gestes. Ici il ne s'agit pas d'intrigue rusée, d'imagerie aguicheuse ou de blagues à charges. Il s'agit d'un cinéma qui croit dans les humains, dans les mouvements, dans les paysages, dans les lumières et les sons, les rythmes et les attentes, les voix, les chants, les mots, les signes. Bien des péripéties émaillent ce roadmovie toujours imprévisible, bien des revirements marqueront la trajectoire de Star (l'inconnue Sasha Lane, une révélation), du séduisant et dangereux Jake (Shia Labeouf dans ce qui pourrait bien être son meilleur rôle), de la patronne de la bande et des autres. Imprévisibles, jamais assignés à un archétype, ni enfermés dans un cliché, les protagonistes portés par une sorte de tonus sans but, de dépense éperdue et pour cela même émouvante, composent une image instable mais très forte de jeunes gens laissés-pour-compte de la société, image sans complaisance, mais sans misérabilisme. Film-brasier où désirs et angoisses sont jetés à peines brassées, film-potlatch: on pourra trouver à American Honey mille défauts. Chacun d'eux et eux tous ensemble font un cinéma infiniment plus vivant que ceux qu'incarnent les deux autres films, avec toutes leurs qualités, compétence et efficience. Jean-Michel Frodon |