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«Entre 2 rives» de Kim Ki-duk, au-delà des face-à-face destructeurs
Sous son apparence de thriller politique, le nouveau film du cinéaste coréen est une fable réaliste qui met en jeu les ressorts du conflit toujours à vif entre les deux Corées, aux dépens des humains.
Il y avait un certain temps (Pieta en 2013) qu’on était sans nouvelles du prolifique auteur de L’Ile, de Printemps, été, automne hiver…, et de Locataires. Il revient avec un film à la fois singulier et exemplaire, par rapport à l’ensemble de son cinéma, et par rapport au cinéma coréen lui-même. Entre 2 rives est consacré à un sujet central, voire obsessionnel en Corée du Sud, la partition du pays et les relations avec les frères ennemis du Nord. Non seulement des centaines de films y sont consacrés, mais le traumatisme de la guerre jamais finie et de la partition est le ressort d’innombrables autres titres relevant d’autres genres, à commencer par la féconde veine horrifique de cette cinématographie. Cette omniprésence subliminale vaut aussi pour les films de Kim Ki-duk, quand seul Le Garde-Côte en 2004 évoque explicitement le conflit toujours ouvert entre les deux pays. Un cinéaste de l'action Dans Entre 2 rives, la question est cette fois clairement sur l’écran. Le film raconte les tribulations du pauvre mais brave pêcheur nord-coréen, Chul-woo, passé accidentellement au Sud et successivement maltraité par les services de police des deux zones. Ce canevas apparemment simple est pour Kim Ki-duk l’occasion d’un travail de cinéma passionnant à plus d’un titre. Kim Ki-duk est un cinéaste de l’action. Il mise tout sur la puissance émotionnelle des actes, qu’il s’agisse des coups ou des caresses. Ces actes traduisent des affects simples –simples pris un par un, mais dont le nombre et les manières de s’entrechoquer est singulièrement moins simple. Comme il en est coutumier, il procède en mêlant un hyperréalisme souvent d’ une extrême brutalité et conte métaphorique. Le procédé a pu dans le passé sembler une outrance facile et aguicheuse, il est ici tout à fait justifié. Capturé par les flics sud-coréens qui le prennent, par principe, pour un espion, Chul-woo est confronté à trois personnages différents, chacun représentatif d’un comportement. Le jeune inspecteur qui traite son cas comprend peu à peu son histoire. Son collègue est en guerre implacable, aveugle, contre tout ce qui vient du Nord. Leur chef est persuadé que, quels que soient ses motifs, un sujet de Kim Jong-un ne peut que vouloir rester de l’autre côté, et que s’il dit le contraire c’est qu’on lui a lavé le cerveau. Retourné de l’autre côté de la ligne de démarcation, le malheureux pêcheur ne trouvera pas, on s’en doute, une telle diversité chez les policiers du Nord.
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L'affection de la mise en scène pour son héros Mais l’intéressant est dans la manière de faire exister, par les gestes (et, dans les dialogues, plus que les mots, les intonations) cette multiplicité de comportements, autour d’un personnage central traité avec une réelle affection par la mise en scène. C’est ainsi que celle-ci réussit à prendre en charge la réalité et ses enjeux. Les rapports binaires, simplistes, entre Chul-woo et chaque personnage (aussi bien avec sa femme et avec sa fille) font écho à la frontalité du face-à-face Nord-Sud. Mais la diversité des types de relations auxquelles il a affaire fait place à la complexité d’une situation qui, depuis l’armistice de Panmunjeom en juillet 1953, a eu largement le temps de se charger de multiples autres dimensions. La brusquerie typique du cinéma de Kim Ki-duk, brusquerie qui est un trait de comportement qu’on retrouve fréquemment dans la vie quotidienne coréenne, prend ici un sens particulier, et légitime. Le film en fait la marque, le symptôme d’une manière d’être au monde. Il ne s’agit pas seulement de la mémoire jamais éteinte de l’atroce guerre civile attisée par les grandes puissances, et du trauma fondateur de la partition. Il s’agit de ce que signifie vivre dans un monde marqué du signe d’une coupure, d’une opposition qu’il est resté inadmissible de considérer avec quelque nuance, quelque doute, quelque forme de relativisme que ce soit. Les mailles du récit C’est parce que son filet de pêche s’est coincé dans l’hélice que la barque de Chul-woo a dérivé du Nord au Sud du lac frontalier. Le titre original, qui signifie «le filet», «la nasse» (y compris comme piège), avec son idée de réseau aux multiples nœuds, est en ce sens plus approprié que le titre français, qui reconduit le simplisme binaire, et fatal, de l’opposition Nord-Sud. Le «pauvre pêcheur», cet être de légende autant que personnage défini par son travail, incarne dès lors une hypothèse d’humanité qui voudrait échapper à tout déterminisme absolu (lié au lieu de naissance et à l’idéologie qui y règne) pour essayer de construire une place singulière en ce bas monde. Ce n’est pas gagné. Jean-Michel Frodon |