Lucidno
«Moi, Daniel Blake» de Ken Loach, témoin à charge de la grande précarité
Le film, Palme d'or à Cannes cette année, s'inscrit dans la veine principale du cinéma de Ken Loach pour mettre en évidence les humiliations que subissent ceux qui souffrent déjà de graves difficultés matérielles.
Prêtons attention au premier mot du titre, «Moi». Mimant le début d'un formulaire administratif («je, soussigné...»), il pointe l'affirmation d'un être singulier, et doté d'un nom propre, face à un système. Des formulaires, Daniel Blake ne cesse de devoir en remplir, beaucoup. Menuisier bientôt sexagénaire et affaibli par un problème cardiaque, il est contraint d'avoir recours à l'aide sociale. Mais on qualifierait à tort de kafkaïenne la bureaucratie à laquelle il a dès lors affaire. L'inextricable labyrinthe de tracasseries, blocages et humiliations auquel il est confronté ne relève nullement d'un absolu mystérieux, de la métaphysique politique du Procès ou du Château. Pour Ken Loach et son scénariste Paul Laverty, ce qui ne cesse de lui pourrir une existence déjà précaire relève d'un plan délibéré, qui vise à la fois à contrôler étroitement ceux qui sont en situation de faiblesse et à exclure les plus marginaux. Cette affirmation repose sur une enquête de terrain menée par le réalisateur et le scénariste, et dont Laverty se fait l'écho dans le dossier de presse. Ce «moi» insiste donc la singularité d'une personne, dont nous savons le nom, face à une machine bureaucratique. Tout le travail du film consiste à donner à la fois toute sa singularité à cet homme-là, et à ne pas le couper des autres. Collectif et individuel Cette construction fonctionne sur deux registres, collectif et individuel. Collectif: Daniel ne cesse d'avoir affaire à d'autres personnes dont les cas diffèrent mais qui, ensemble, composent une mosaïque de la grande précarité dans une ville qui est Newcastle et pourrait être Manchester, ou Liverpool, ou à bien des égards Clermont-Ferrand, ou Milan. Individuel: mal en point, maltraité par l'administration, marginalisé par son inhabileté avec des outils informatiques devenus impératifs (et bien moins interactifs qu'il n'est prétendu), Daniel croise le chemin de plus malheureux que lui, Katie. Elle est une femme éloignée de sa ville et de ses repères sur injonctions des services sociaux, et à la dérive avec ses enfants. Une femme qui est tout près de littéralement crever de faim. |
Le plus grand talent de cinéaste de Ken Loach a toujours été de ne pas chercher à être plus fort que ses personnages
Le plus grand talent de cinéaste de Ken Loach a toujours été de ne pas chercher à être plus fort que ses personnages, plus habiles que les situations dont il rend compte. Dans ses films contemporains (ses reconstitutions historiques, comme Secret Défense, Land of Freedom, Le vent se lève ou Jimmy's Hall, obéissent à d'autres mécanismes, nettement moins convaincants) on trouve une forme de suivisme vis-à-vis des réalités, qui est à la fois la qualité et la limite de son cinéma. Son œuvre prolifique compte aussi quelques exceptions à cette approche, à commencer par son chef d'œuvre, le mal connu Ladybird, mais aussi l'impressionnant parce que quasi-fantômatique The Navigators, ou les films que stimule le recours à la comédie, même très noire: Riff-Raff et Raining Stones. Une colère jamais éteinte Moi, Daniel Blake s'inscrit, lui, dans la veine principale du cinéma de Loach, qui court depuis ses débuts avec Pas de larmes pour Joy, il y a près de 50 ans. Palme d'or à la fois disproportionnée et injustement attaquée lors du palmarès du dernier Festival de Cannes, ce 27e long métrage de fiction est donc exemplaire du cinéma de son auteur. On y retrouve la vibration d'une colère jamais éteinte devant l'injustice, une attention fine au langage des uns et des autres (les mots, les inflexions, les gestuelles, les silences), et un sens très efficace du travail avec les interprètes, qui ont plus d'un point commun avec les personnages qu'ils jouent. Mais la lourdeur du dossier embarrasse l'interaction entre le «sujet» (social) et l'autre ligne de tension, plus abstraite, qui court à travers le film, et qui porte sur l'idée de dignité. Dans la plupart de ses films, Ken Loach parait convaincu que les problèmes qu'il évoque sont si graves qu'ils n'exigent aucune recherche particulière de mise en scène – voire qu'il y aurait une sorte d'indécence à se livrer à une recherche d'écriture. Et nul ne réclamera en effet des fioritures ou des gadgets de réalisation. Pourtant, y compris dans ses propres meilleurs films comme dans de nombreux autres exemples, le cinéma s'est montré capable non seulement d'établir un constat appuyé sur une émotion, comme ici, mais d'ouvrir à une interrogation. Dans ce film, elle n'a aucune place tant la cause –juste– est entendue d'avance.
|