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«J'étais à la maison, mais…», les promesses et la grâce
Danse aérienne et très concrète, ouverte sur une infinie richesse de sens, le nouveau film d'Angela Schanelec semble se réinventer à chaque plan.
D'abord la montagne, le lapin, le chien qui le poursuit. Puis dans la maison abandonnée, les mêmes, autrement, et l'âne. C'est le souvenir d'un conte, pas son illustration. La beauté est là, d'emblée. Tout est ouvert.
Puis ce garçon, 12 ou 13 ans, qui sort du bois, attend dans la ville. Il est sale, et silencieux. Plus tard, arrivé à son collège, il retrouve sa mère, bouleversée qu'il soit là –on comprend qu'il avait disparu. À la maison, il y a aussi sa petite sœur.
Angela Schanelec a ce talent rare de filmer chaque séquence comme si tous les enjeux d'un film y étaient condensés. Intensément présents sans avoir besoin d'être formulés. Comme si, également, tout pouvait s'arrêter juste après.
Philip est rentré à la maison. Il adviendra bien d'autres événements dans le huitième long-métrage de cette autrice dont les vingt-cinq ans de présence sur les écrans s'étirent en pointillés disjoints de longs silences, huit films qui composent une œuvre à la fois d'une extrême intensité et d'une matière qu'on dirait presque impalpable.
Le courage de la poésie
Au collège et au musée, dans la rue et à la maison, de conflits en purs instants de grâce comme la danse commune de la mère et de ses deux enfants, c'est même une sorte de feu d'artifice de questions ouvertes, de rapports humains, de fragments de désir, de peur, de besoin.
Ils se manifestent par les gestes et par les mots, par les objets (un vélo qui marche mal, une couronne en carton, un bandage taché de sang) et par les lumières, par leur immédiate matière et par les souvenirs qu'ils invoquent.
Il y a une vaillance, une témérité même, dans l'assurance apparente avec laquelle la cinéaste s'élance, plan après plan. Dans la tension singulière d'une situation, toujours banale dans ses composants matériels, toujours électrisée par la manière de filmer.
Par la manière, aussi, qu'ont les acteurs –qui sont surtout des actrices– d'habiter le cadre, qu'il s'agisse d'une explosion de rage de la mère contre ses rejetons qui réagissent en cherchant davantage à la consoler de sa propre colère qu'à s'en défendre, d'un long monologue sur les manières légitimes ou pas d'employer les acteurs, d'un moment solitaire, onirique, et sans parole dans une piscine monumentale comme un palais.
Dans la classe, les élèves jouent Hamlet, quelque fois les scènes débordent, au supermarché, dans la rue. Chez Angela Schanelec, les doux princes mélancoliques ne sont pas que des figures de théâtre.
Ce sont les profs qui, lorsqu'ils ne somnolent pas au moment de décider de l'avenir des enfants, se battent puérilement avec les épées de carton, que nulle potion empoisonnée ne risque ici de transformer en tragédie. Alors qu'avec les enfants...
Une tragédie atmosphérique
C'est que la tragédie n'est plus, dans le cinéma que pratique la cinéaste de Marseille et d'Orly, affaire de rebondissement scénarisé, d'événement dramatisé.
Elle est atmosphérique, mystérieuse, et capable aussi d'accueillir la perspective d'un avenir en forme de cours d'eau à parcourir ensemble, la dispute amoureuse entre celle qui ne veut pas d'enfant et celui qui ne peut s'en passer, la possibilité d'un apaisement, à l'unisson du sommeil du grand chien auprès du vieil âne.
De cette singulière polyphonie des éléments de sens, où il ne sert à rien de chercher des symboles ou des métaphores, où il est en revanche si heureux d'accueillir les êtres, les sons, les mouvements tels que le film les invite et les assemble, de cet agencement aérien naît une idée du cinéma inhabituelle, assurément, mais à la fois puissante et douce pour qui en accepte la proposition.
Cela vaut en particulier pour la présence à l'image de la très émouvante actrice qu'est Maren Eggert. Dans des situations multiples où Astrid, la mère, se comporte de manière souvent inattendue, voire illogique, il émane de ce corps à la fois gracieux et un peu massif, de ce visage expressif et pourtant avec une part d'opacité, une humanité que rien ne pourrait circonscrire.
Ce que fait Maren Eggert, ce qu'elle est, se situe très au-delà, ou à l'écart, du sens ordinaire de mots comme «rôle» ou «interprétation», avec tout ce qu'ils supposent de prédéfini, ou d'exécution.
Très tôt dans le film s'est installée une certitude, la seule d'ailleurs. La certitude que chaque plan est en lui-même porteur d'une promesse, et que, au-delà de ce qui adviendra d'étonnant, d'intéressant ou de mystérieux dans ce plan, c'est l'existence même de cette promesse, et son caractère sans cesse renouvelé, qui fait la force calme et vibrante de ce film funambule.
Peut-être tout cela fut-il le songe d'un vieux chien parti faire de la musique à Brème. Ce fut alors un bien beau rêve.
Jean-Michel Frodon
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