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Cannes 2021, jour 4: par la chair, le soufre et l'encens, le cyclone «Benedetta»
Porté par l'interprétation renversante de sensualité de Virginie Efira, le nouveau film de Paul Verhoeven est un sommet de puissance et de questionnement par le cinéma.
Vendue pré-adolescente comme novice à un couvent, elle se sentait déjà habitée de forces surnaturelles, promise à un destin singulier, glorieux ou tragique –ou les deux.
Dans cette Italie du Nord d'une Renaissance nettement plus proche du Moyen Âge que de la modernité, cette fille de riche marchand se bâtira un destin, dans la jouissance et la souffrance, par ce qui est peut-être une forme de sainteté, ou de folie. Ou les deux.
Contrepoint palpitant de vie et d'imagination mystique de la mère supérieure (Charlotte Rampling, admirable de présence sombre et d'intelligence impuissante), Benedetta croise plus tard le chemin d'une autre novice, la jeune Bartolomea, beaucoup plus au fait des ruses de la séductions et du contrôle que les désirs engendrent.
Dans le lieu clos du couvent, lui-même néanmoins très inscrit dans la cité où s'affrontent des pouvoirs, et dans un univers où passe une inquiétante comète rouge avant que ne se répande la peste noire, les intrigues et les pulsions, les illuminations religieuses et l'exploration des abîmes de chacun(e)s circulent et se télescopent.
Que le même morceau de bois sculpté, une statuette représentant la Vierge Marie, puisse être à la fois objet de profonde vénération et moyen de (se) donner du plaisir sexuel est à la fois transgressif et logique, comique et possiblement mortel. Le 17e long-métrage de Verhoeven est composé de tout cela.
Le film est «inspiré de faits réels» a indiqué un carton au début, et de fait le réalisateur et son coscénariste se sont surtout appuyés sur un ouvrage universitaire consacré au cas bien réel de sœur Benedetta Carlini, qui devint abbesse à Peccia, fut considérée comme sainte par beaucoup, jugée et condamnée par le tribunal de l'Inquisition en 1626.
Il n'y a qu'un seul monde
Le cinéaste de Total Recall et de Basic Instinct, mais aussi et surtout de La Chair et le sang et de Showgirls, amplifie et magnifie avec ce nouveau film ce qui fut toujours une caractéristique de sa mise en scène: le refus de trier a priori entre «réalité» et «imaginaire».
Au cœur de son cinéma travaille avec une force exceptionnelle, force physique, corporelle, incarnée, cette idée fondatrice d'une intelligence des rapports au monde, selon laquelle celui-ci, le monde, est unique.
Entre Bartolomea (Daphne Patakia) et Benedetta (Virginie Efira), la certitude du trouble et l'incertitude de sa nature. | Pathé
Ce qui est rêvé, raconté, fantasmé, inventé pour tout motif conscient, inconscient, demi-conscient, individuel ou collectif, existe bel et bien, et a des effets on ne peut plus concrets. Des effets qui peuvent être tragiques, voire mortels, aussi bien qu'apporter des bonheurs d'une intensité qui exclut tout autant de les déclarer «irréels».
La croyance au cœur
Dans ce dépassement des oppositions entre réalité et invention s'active une force elle aussi ô combien réelle, qu'on résume sous le terme de croyance.
Le même mot vaut pour les croyants quelle que soit leur foi, surtout les plus sincères, qui peuvent devenir les plus dangereux, aussi bien que pour les illusions des marchands d'idéologies, la publicité, et les fake news soulevant les adhésions les plus massives.
Evidemment Benedetta, cette scrupuleuse reconstitution historique située il y a 400 ans, parle aussi, surtout, d'aujourd'hui. Il est justice que, tourné avant le Covid, le film où une épidémie déclenche les comportements les plus extrêmes tende aussi ce miroir à notre temps.
Et cette croyance est encore ce qu'éprouvent les spectateurs de cinéma, surtout du cinéma à grand spectacle. L'art de Paul Verhoeven, ici porté à un degré inédit, est de prendre en charge cette tension, non comme une contradiction ou une perversité (au contraire de ce que fait Léos Carax dans l'autre très grand film pour l'heure découvert à Cannes, Annette) mais comme un unique principe de réalité.
Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que «l'affaire Benedetta» inspire le cinéma, elle hantait littéralement un film d'un autre grand cinéaste de la croyance, Marco Bellocchio, dans son si étrange Sangue del mio sangue qui pourtant se déroulait, lui, explicitement aujourd'hui.
Chez l'Italien comme chez le Néerlandais, la croyance n'est pas un Mal, elle est le ressort qui anime, pour le pire comme pour le meilleur, les actes des humains.
Un film réaliste
Si, avec Benedetta, le trouble est maximum, on ne saurait parler d'étrangeté: sa mise en scène est celle d'un film réaliste, où les phénomènes miraculeux, les rêves, les mensonges et les lubies sont présentés à égalité avec ce qui relèverait de la réalité normale –en considérant comme normal par exemple d'enfermer des gamines à vie, et de leur donner pour seul horizon de rêve et de désir la figure d'un homme nu, sanglant et souffrant.
«Entre sainte et lesbienne» figurait dans le titre du livre sur lequel le cinéaste s'est appuyé. Dans le film, cet «entre» va se déployer presqu'à l'infini dans le film, film qui ne se laisse pas non plus borner par ces seul seuls deux termes, qui ne sauraient suffire à définir une personne.
Ensemble, Virginie Efira et Paul Verhoeven, avec affection pour leur héroïne et aussi avec un humour toujours pointant le bout de l'oreille (ou de son sabot fourchu) font exploser ces alternatives.
La comédienne et le cinéaste offrent un immense et incernable espace d'existence à cette femme qui peut avoir ou n'avoir pas été manipulatrice, qui fut ou pas habitée de visions, capable d'actes dits miraculeux dès lors que ses contemporains ne savaient les expliquer, mais qui a assurément éprouvé des émotions, des désirs, des angoisses.
Emotions, angoisses et désirs sont au travail dans ce que ce cinéaste profondément matérialiste n'a cessé de filmer comme le seul être où tout s'active, où tout existe: le corps.
La mère supérieure (Charlotte Rampling) lucide et dépassée par la puissance de mise en mouvement mystique, érotique et manipulateur de Benedetta, qui la supplantera. | Pathé
L'érotisme des élans entre Benedetta et Bartolomea, la souffrance de l'ex-mère supérieure, la violence des rapports entre hommes et femmes, entre puissants et peuple, entre humains et maladie, mais aussi bien la matérialité perceptible de la pierre et du bois, l'attention aux rugosités et au soyeux, toute une gamme de sensations suggérées par la réalisation et l'interprétation autant que par le choix des décors et des costumes ne cessent de tisser et de retisser la présence du film, sans jamais boucler celui-ci.
Cinq ans après l'admirable Elle –où, aux côtés d'Isabelle Huppert à son meilleur, Virginie Efira déployait déjà en partie son immense talent– le retour de Verhoeven à Cannes est un événement d'une force rare. Le film est sorti le jour même de sa présentation en compétition, et est donc visible sur les grands écrans de France: le rendez-vous le plus torride de l'été.
Jean-Michel Frodon
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