Festivali
Festival de Cannes, jour 8: «De humani corporis fabrica», à corps perçus
Entièrement tourné à l'hôpital, le film de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel invente de nouvelles possibilités de voir ce qu'est chacun de nous, physiquement et comme être social, grâce à des approches inédites et à un sens fulgurant de la beauté.
Au Festival de Cannes, on voit parfois de très beaux films. Ou des films intéressants, par leur sujet ou leurs propositions de mise en scène. De loin en loin ce qu'il convient d'appeler un grand film, qui restera dans les mémoires, peut-être dans l'histoire du cinéma. Et, bien sûr, un nombre significatif de réalisations auxquelles on ne reconnaît aucune des qualités que l'on vient de citer.
Et puis, très rarement, on voit un film dont on se dit qu'il change l'idée même du cinéma, la capacité de mobiliser ses outils (le cadrage, la lumière, le son, le montage, etc.) pour ouvrir à des nouvelles approches, de nouvelles sensations, de nouvelles façons de penser. Ainsi en va-t-il de De humani corporis fabrica, de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel, présenté à la Quinzaine des réalisateurs.
Le couple de cinéastes anthropologues de Harvard n'en est pas à son coup d'essai, on leur doit en particulier une œuvre majeure, Leviathan (2014), qui, déjà, bouleversait les codes de la représentation. Leur nouveau film, entièrement tourné dans des hôpitaux, va sans doute encore plus loin. Et, surtout, dans de nouvelles directions. Et s'il est clair que sa singularité même n'est pas promesse de triomphes au box-office, comme elle l'exclut des fastes du tapis rouge, sa proposition est de celles qui peuvent et devraient infuser au long cours les façons de regarder.
Le corps comme territoire à risques
Reprenant le titre de l'ouvrage fondateur de l'anatomie et de la chirurgie modernes du grand savant de la Renaissance Vesale, le film entreprend une exploration non seulement du corps humain, mais du corps humain comme territoire à risques –les maladies, les accidents, les malformations, la sénilité et la mort sont les inévitables corollaires de la présence à l'hôpital–, et du corps humain comme un état parmi d'autres «corps» se contenant les uns les autres et interférant les uns avec les autres.
En quoi ce film, qui n'a en apparence rien à voir avec l'écologie, construit bien une autre relation entre humain et non humain, réfute les vieilles séparations qui fondent notre désastreux «rapport au réel».
Les corps emboîtés
Les différents organes –le cerveau, le cœur, les poumons, etc.– sont des corps en tant que tels, avec leur forme, leur poids, leurs couleurs, leurs puissances d'agir singulières. Mais, aussi, le corps du patient n'existe en tant que tel qu'en relation avec d'autres corps humains –les mains, les yeux, les muscles et les nerfs des médecins, des chirurgiens, des infirmiers, des aides-soignants, des laborantins, des personnels administratifs…
Mais «la médecine», ou «la chirurgie», ou «la santé publique», sont bien des corps eux aussi, dans certains cas des «corps de métier», comme on dit, et chaque hôpital est un corps défini par ses organes internes, architecturaux, humains, etc. Comme l'est aussi, mais différemment «l'hôpital» comme entité médicale, sociale, urbanistique... Le film est d'ailleurs tourné à la fois dans plusieurs hôpitaux parisiens (Bichat et Beaujon pour l'essentiel) et «à l'hôpital» dans un sens plus générique.
Avec une ambition sans limite, De humani corporis fabrica travaille à construire la perception de ces corps enchâssés, connectés, reliés entre eux par des câbles et par des mots, par des couloirs et par des machines, par des savoirs multiples, des affects, des procédures.
Des images particulières
Depuis les corridors couverts de tags orduriers parcourus par les vigiles et leurs chiens jusqu'aux salles de garde réservées au seuls médecins et ornées de fresques pornographiques, les continuités et différences, qui agencent entre eux tous ces corps et qui font que chacun de nous sera un jour soigné, composent un cosmos dont le film parcourt les multiples niveaux et les formes innombrables.
Au centre se trouvent, évidemment, le corps des individus en souffrance et ce qui s'y active, sous les effets des pathologies et des soins. Et c'est bien là que se passe l'essentiel du film, notamment en salles d'opération, avec d'emblée la question de cet acte très singulier qui fait qu'un être humain ouvre le corps d'un autre humain, et y introduit ses mains et des outils. Parmi ces outils se trouvent désormais très fréquemment des appareils de prise de vues, qui produisent des images particulières, destinées à permettre de soigner.
Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel ont obtenu des autorisations sans précédent pour passer du temps –énormément de temps– dans de multiples salles de chirurgie dédiées aux nombreuses spécialités liées aux différentes parties du corps et aux différentes manières d'y intervenir.
Un travail poétique
Il et elle ont aussi fait construire une caméra spécialement conçue pour s'approcher au plus près des opérations en cours, sans les perturber. Mais surtout, les cinéastes se sont mis d'accord avec les médecins et avec les patients pour avoir également accès aux images filmées à l'intérieur des corps pour les besoins des interventions.
D'une diversité et d'une précision jamais approchée, en tout cas pour une diffusion autre que spécialisée, ces images ont surtout cette vertu qui est elle absolument inédite de connecter par un sidérant travail de montage les images filmées par les réalisateurs et celles enregistrées par les machines. Ce travail, qui organise les images et les sons, les rythmes et les déplacements, est au sens propre un travail poétique, une composition pour percevoir autrement, sentir autrement, penser autrement.
Là se joue en effet un déplacement et un questionnement qui ne concernent pas que les hôpitaux ou la médecine, mais activent de façon bien plus vaste la réflexion sur la nature des images, le point de vue, les rapports à l'espace et au temps qu'engendrent de tels dispositifs scientifiques et «politiques», au sens de ce qui organise la vie collective.
Bien entendu, ce qu'on voit est de prime abord dérangeant. Une des vertus majeures du film est, sans jamais faire disparaître entièrement ce trouble, d'accompagner pas à pas le chemin intérieur qui consiste à se demander pourquoi nous avons tant de mal à regarder ce qui nous compose et qui nous fait vivre.
La beauté et les paroles sans commentaire
À quoi tient le fait que l'on trouve généralement dégoûtant ou horrible l'intérieur d'un intestin, l'organisation réelle d'une colonne vertébrale, les membranes qui composent un sein, les flux sanguins et des autres liquides corporels? Le film ne répond évidemment pas à cette question, il invite de manière souvent affectueuse, émerveillée ou ludique à se la poser différemment, à ne plus la tenir pour réglée.
Un des plus puissants ressorts pour accompagner ce cheminement est l'extraordinaire travail visuel de De humani corporis fabrica, la beauté des images, l'étrangeté attirante qu'offrent à regarder les modalités de vision activées par le film.
À ce travail visuel, qui n'enjolive rien mais cherche en permanence la véritable beauté de ce qui vibre et palpite, mais aussi les jeux de relations très fins entre des êtres en situations violemment inégalitaires –patients et soignants, personne en état de grande dépendance mentale–, sans jamais les enfermer dans cette seule inégalité, répondent les mises en perspectives permises par le son.
On parle beaucoup en salles d'opération, et pas seulement pour les nécessités techniques d'échanges d'information: s'y ajoutent de multiples paroles parfois choquantes, parfois comiques, parfois dérisoires.
Ces mots participent de ce qui fait que ce ne sont pas des machines programmées qui soignent des malades, mais des humains qui s'occupent d'autres humains. Ils disent aussi, et de manière nécessaire, les souffrances de celles et ceux qui soignent, en particulier du fait des dysfonctionnements et de l'appauvrissement de l'hôpital public. Sans un mot de commentaire de la part des cinéastes, énormément se dit ainsi, qu'il faut commencer par bien écouter.
Volonté de ne pas savoir
Puisqu'au fond c'est peut-être d'abord de cela dont il s'agit dans De humani corporis fabrica: des innombrables modalités de notre volonté de ne pas savoir. Ne pas savoir à quoi ressemblent nos organes, ne pas savoir ce que disent les toubibs lorsqu'ils ont les avant-bras enfoncés dans notre abdomen, ne pas savoir à quoi ressemblent les parties non publiques de l'hôpital.
À ces innombrables blocages et aveuglements qui nous constituent, le film n'oppose nullement une injonction de transparence absolue. Mais il propose constamment –avec une sensibilité qui aide à ne pas fermer les yeux et surtout les esprits– de déplacer tout un appareillage intérieur auquel chacun est soumis et, le plus souvent, entend le rester.
Proposition libératrice (donc forcément au moins un peu dangereuse), l'expédition De humani corporis fabrica fait ce que fait toujours, à sa façon, un grand film: il invite aussi à regarder autrement les autres, à se demander ce qui, même dans un polar ou dans une comédie, donne à voir du fonctionnement du vivant. À ce titre également, l'œuvre de Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor a toute sa place au Festival de Cannes.
Jean Michel FRODON
first published in:
www.slate.fr/story/228307/festival-cannes-2022-jour-8-de-humani-corporis-fabrica-corps-percus-verena-paravel-lucien-castaing-taylor-medecine-operations-chirurgie-patients