Festivals CANNES
Loach et Almodovar, le cinéma du nous et le cinéma du moi
En compétition pour la Palme d’or se retrouvent côte à côte en ce quatrième jour de Festival deux vétérans de la Croisette, Pedro Almodovar, jusqu’à aujourd’hui toujours oublié par les jurys pour la récompense suprême, et Ken Loach, qui l’a quant à lui reçue deux fois.
L'Espagnol et le Britannique sont incontestablement deux des plus importantes figures du cinéma actuel. Et il ne s’agit en aucun cas de les opposer l’un à l’autre – il est au contraire très important qu’il reste possible de faire des films selon des logiques différentes, dont ces deux-là ne sont que des exemples parmi beaucoup d’autres possibilités.
Mais le film que chacun présente matérialise à l’extrême deux manières de faire du cinéma, et plus encore d’inscrire ses films dans le monde.
Douleur et gloire de Pedro Almodovar
Douleur et gloire, 21e long métrage de l’auteur de Parle avec elle, a un sujet et un seul: Pedro Almodovar.
Avec la virtuosité qu’on lui connaît, un alliage de stylisation, d’humour et d’inquiétude existentielle, il conte les angoisses et les turpitudes d’un réalisateur, Salvador, interprété par son vieux complice Antonio Banderas.
Salvador (Antonio Banderas), grand réalisateur vieillissant et hypocondriaque, face son portrait enfant | Pathé Films.
D&G n’est pas un biopic, bien sûr. C’est une introspection habitée par les fantasmes, les regrets, l’importance absolue du personnage de la mère jadis (quand Salvador était enfant), interprétée par Penelope Cruz en icône sainte et sexy, et de la mère gagnée par l’âge sans perdre de son ascendant.
C’est une successions de rencontres marquantes –avec un acteur, avec un grand amour de jeunesse– d’un passé dont on ne veut pas savoir le degré de véracité par rapport à la vie réelle d’Almodovar, mais qui assurément réfractent des émotions vécues.
20 et demi ?
C’est un jeu sur les affres et les bouffées de chaleur de la création artistique, et les chausse-trappe de la profession de cinéaste. Soit l’appropriation d’un modèle d’ailleurs explicitement revendiqué par Almodovar (on voit une affiche du film), 8 et demi de Federico Fellini.
Mais l’idée même de réaliser un 20 et demi a quelque chose de troublant, et qui porte ses propres limites. Comme si, à bientôt 70 ans (eh oui), Almodovar s’était enfermé dans un labyrinthe de miroirs, certes disposés avec humour et émotion, mais qui n’en constituent pas moins un cul de sac.
L’introspection est une possibilité de mise en scène aussi féconde qu’aucune autre, le reproche de nombrilisme est le plus souvent formulé par des imbéciles qui ne croient qu’au grand sujet. Orson Welles, Akira Kurosawa, Ingmar Bergman, John Cassavetes, Jean-Luc Godard, Manoel de Oliveira, Agnès Varda[1] et tant d’autres parmi les plus grands ont montré qu’on pouvait faire de films bouleversants à partir de soi-même, soi-même comme personne et comme artiste.
Tout se joue dans la manière dont, aussi sincère et singulière soit l’évocation du moi, elle se réfracte vers les autres, les spectateurs.
C’est ce qu’on ne trouve que par touches disjointes dans la composition cette fois proposée par Pedro Almodovar, avec un film (qui sort dans les salles franaçaises en même temps qu’il est montré à Cannes) qui n’aura finalement pas apporté grand chose à son œuvre.
Sorry We Missed You de Ken Loach
Le contraste est évidemment saisissant avec Sorry We Missed You, qui est, lui, le 20e film de l'auteur de Raining Stones. Celui-ci ajoute un chapitre à un vaste ensemble consacré à situation sociale en Grande Bretagne, et plus généralement en Europe de l’Ouest.
Ce chapitre est centré sur la nouvelle condition des travailleurs, surexploités grâce à l’explosion du droit du travail, contraints sous prétexte de «libération du marché de l’emploi» à effectuer des nombres d’heures démesurés, sans aucune protection, avec la soi-disant enviable statut de contractant, ou de prestataire, en lieu et place de l’ancien statut de salarié.
La solitude «No Future» du prolètaire à l'ère des boulots contractuels et de «l'indépendance» imposée | Le Pacte.
C’est particulièrement la situation dans les boulots de livreur, pour les innombrables prestataires qui délivrent à domicile les services et produits commandés en ligne. Ainsi de Ricky, forcé de s’endetter pour acheter le camion avec lequel il transporte les paquets selon des contraintes horaires à la limite de l’intenable.
Mais c’est aussi, à peine différemment, le cas de sa femme, Amy, qui s’occupe à domicile de personnes âgées en difficultés – matérielle, physique ou psychologique, ou les trois.
Avec à nouveau des contraintes telles que leur famille subit des pressions impossibles à tenir longtemps sans dégénérer en crises, dont les manifestations les plus immédiates sont la rébellion ouverte du fils ainé, bien parti pour faire ce qu’il est convenu d’appeler «des conneries».
Mais pour lui, pour Loach, les conneries sont ailleurs: dans l’état du monde, et aussi dans l’incapacité des parents de l’envisager autrement, ce monde. Quitte à se tuer à la tâche.
Accompagnant sur le ton de la chronique le sort de cette famille où la benjamine tente de faire surnager l’affection entre ses proches, le réalisateur ne se contente pas de prendre en charge les nouvelles modalités d’une exploitation redevenue dans bien des cas aussi sauvage qu’avant les conquêtes syndicales de la première moitié du 20e siècle.
Il montre combien, pour un très grand nombre de gens, «No Future» n’est plus un slogan, mais un constat. Des gens, faut-il y insister, qui ne se trouvent pas tous de l'autre côté du Channel.
Un film désolé
Sorry We Missed You, dont le titre emprunte la formule convenue que laissent les livreurs lorsque le destinataire des colis n’est pas présent, est effectivement sorry. Désolé par un état des lieux qui, c’est rare dans les films de Loach, ne laisse rien entrevoir comme issue.
De ce désespoir implacable nait un film âpre, qui mise tout sur la forte présence de ses interprètes, volontairement dessinés eux aussi sans séduction particulière. Là est sans doute le choix de mise en scène le plus fort: ce refus du pathos ou du numéro d’acteur, qui répond à la tonalité générale du film, et en accroit l’intensité.
Ainsi l’attention au collectif, à l’état de la société ne se limite pas à un «sujet», ni même à un état des lieux. Elle trouve, dans son exigence de scénario comme dans son interprétation, l'affirmation de l'acte de mise en scène, d'une mise en scène qui, pour n’avoir rien de spectaculaire, construit une place légitime du cinéma non pas face au monde actuel, encore moins «sur» lui, mais dans le monde actuel.
Jean Michel Frodon
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